Souvenir de Simon Leys

Simon Leys est mort il y a un peu moins de dix ans. Les Obscurs étaient alors le titre d’une revue sur papier, et dans le troisième et (provisoirement!) dernier numéro, nous avions publié cet hommage d’Alain Giffard « Certains textes ne peuvent être ignorés ». Nous trouvons opportun de le reprendre ici.
Les Obscurs

Certains textes ne peuvent être ignorés

Par Alain Giffard

On pourra récuser ses jugements et opinions, mais il sera difficile d’ignorer entièrement les faits et les documents sur lesquels il étaie son interprétation. A d’autres, doués d’un jugement pondéré et mieux exercés à la réflexion politique, d’intégrer ces données matérielles dans leurs tentatives d’exégèse de la «Révolution culturelle»; s’ils parviennent, en tenant compte des diverses évidences matérielles présentées ici, à démontrer que la «Révolution culturelle» était bien culturelle, et une révolution, l’auteur sera le premier à s’en réjouir et répudiera de grand coeur ses impudentes conclusions.

Certains textes ne peuvent être ignorés. Peu importent le mépris ou le silence dans lequel ils sont reçus: Simon Leys connût les deux à la parution des Habits neufs du Président Mao. Mais il savait que son livre ne pourrait être ignoré et n’hésitait pas à provoquer ses censeurs maolâtres, plus «pondérés» et mieux «exercés».

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Ce livre était à contre-courant, ce qu’attestait son édition par les situationnistes, en particulier par René Viénet, c’est-à-dire par ceux qui avaient dénoncé et moqué le maoïsme le plus tôt, avec le plus de constance et d’acuité.

Il apparait mieux aujourd’hui que Les Habits Neufs sont le plus grand document jamais publié par les situationnistes, la dénonciation par un seul homme et en une seule fois d’un gigantesque mensonge historique. Comme nous apparaît mieux aussi l’influence de Simon Leys sur les situationnistes: c’est d’abord chez lui que l’on trouve ce style mordant, cette manière presque hautaine, et cette information impeccable qui suffit à établir la thèse.


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Cette thèse était unique et proprement scandaleuse.

La «Révolution Culturelle» n’avait de révolutionnaire que le nom; elle n’était qu’une lutte au sommet menée par Mao pour récupérer un pouvoir qu’il avait perdu. Et la culture n’était rien d’autre qu’un prétexte tactique initial, qui avait réussi après que d’autres eurent échoué. Un mouvement authentiquement révolutionnaire avait pu se développer, mais il avait précisément été écrasé par la clique bureaucratique renouvelée.


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Comme la Révolution culturelle était censée correspondre à la partie la plus significative de «l’enrichissement du marxisme-léninisme par la pensée Mao-Tse-Toung», la critique de Simon Leys atteignait directement le maoïsme.

L’impossibilité d’ignorer un texte a quelque chose de physiologique. Certains maoistes rangeaient Les Habits Neufs dans l’enfer de leur bibliothèque. Mais à chaque nouvel épisode comico-tragique de la lutte pour le pouvoir en Chine (fuite de Lin Piao, arrestation de la Bande des Quatre), le livre semblait irradier de son angle mort: impossible de sauver la révolution culturelle ni la pensée Mao Tse Toung de la dictature du parti. En tirant sur un fil, Simon Leys avait déchiré tout l’habit. L’Empereur était vraiment nu.


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Toute sa vie, Pierre Ryckmans (Simon Leys) resta fidèle au combat pour la liberté en Chine, auquel il consacra cinq ouvrages. Récemment il avait préfacé Liu Xiaobo.

Il fit beaucoup aussi pour faire connaître la pensée et l’oeuvre d’Orwell.

Le pamphlet devrait être la forme littéraire d’un âge comme le nôtre.

NB: La citation initiale figure au début des Habits Neufs.

NB: On peut regarder le documentaire de Fabrice Gardel et Matthieu Weschler « Simon Leys, l’homme qui a déshabillé Mao ».
https://www.dailymotion.com/video/x8rxlnm

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