Les apprentissages perturbés par le numérique d’après l’Assemblée Nationale

Dans la continuité des deux documents que nous avons repris récemment, l’un émanant de l’UNESCO, et l’autre du Conseil national des programmes, nous présentons ici un texte issu du rapport d’une « Mission d’information sur l’apprentissage de la lecture », de l’Assemblée nationale, présidée par Annie Genevard et Fabrice Le Vigoureux.

Il nous semble en effet que le contexte actuel d’un certain désenchantement d’une partie de la classe dirigeante à l’égard du numérique doit être mis à profit pour renforcer encore la critique de la technologie et l’action pour le gouvernement de soi. Il ne s’agit pas de surestimer cette tendance, qui est minoritaire et toute relative. D’ailleurs Macron lance dans la même période une « commission écrans » dont les travaux sont très secrets ; elle est surement composée de vrais experts – en tout cas le secteur des « EdTech » y est bien représenté – puisqu’ils se sont gardés de mimer une délibération publique, et d’encombrer les citoyens avec des informations qualifiées, des débats ouverts, et toutes ces horreurs démocratiques.

Néanmoins il devient possible de s’opposer de manière efficace aux plans les plus abrutissants d’un point de vue intellectuel, et les plus saugrenus sur le plan technique, tel qu’ils ont pu être menés, de manière chaotique mais rémunératrice pour certains, à l’initiative de l’Education nationale, des collectivités locales, des industriels concernés, et aux dépens du contribuable français, le tout depuis le temps peu regrettable du ministre Allègre.

La mission Genevard – Le Vigoureux avait comme sujet la lecture, c’est-à-dire le désastre de la lecture. Elle l’attribue, pour l’essentiel, à ce qui subsiste encore de méthode globale, ce qui est bien commode et dispense d’une réflexion sur les raisons profondes de la destruction du savoir-lire dans la société du spectacle. Cependant elle donne encore un avis généralement négatif sur le numérique, se gardant bien toutefois de reprendre ce que les critiques radicaux ou simplement honnêtes intellectuellement ont pu démontrer depuis trente ans. C’est ce passage qu’on trouvera ici.

Les Obscurs

 Le risque d’une perturbation des apprentissages par le numérique

a.  L’emprise croissante du numérique sur la vie quotidienne des enfants et ses conséquences sur la santé et les apprentissages

Le numérique a pris une place considérable dans notre monde, y compris dans les écoles, au détriment du livre.

Selon une étude menée sur la cohorte Elfe (étude longitudinale française depuis l’enfance) ([50]), le temps d’écran quotidien est en moyenne de 56 minutes à 2 ans, 1 h 20 à 3 ans et demi et 1 h 34 à 5 ans et demi ([51]). Les auteurs de l’étude rappellent que des « effets délétères de l’usage d’écran dans l’enfance et la petite enfance ont été mis en évidence dans la littérature. Des études font notamment état d’un risque accru de surpoids et d’obésité, et de difficultés dans le développement du langage et du développement cognitif associés à l’usage des écrans. »

Comme le souligne Flore Guattari-Michaux, psychologue, à l’âge de 2 ans, un enfant n’est pas capable de conserver son attention plus de 15 minutes. Il n’est pas non plus en mesure de se détourner de l’écran car les images attirent l’œil : « l’enfant va bloquer dessus et ne se dira jamais : ça fait trop longtemps, j’arrête, alors que sur toute autre activité, au bout d’un moment, il va stopper de lui-même, que ce soit la peinture, la lecture, la pâte à modeler, etc. » ([52]) Selon Michel Desmurget, un élève de maternelle passe ainsi 1 000 heures devant un écran, soit plus que le volume horaire d’une année scolaire ; 2 400 heures pour un lycéen, soit 2,5 années scolaires. Exprimé en fraction du temps quotidien de veille, cela représente un volume de 25 % à 40 % selon l’âge de l’élève ([53]).

Les risques des écrans pour la santé sont désormais documentés. Outre l’obésité liée à la sédentarité et la perturbation de l’attention, il convient de citer les troubles du sommeil. En 2018 déjà, 88 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans s’estimaient en manque de sommeil et 39 % avaient des difficultés à s’endormir. Or, dans le même temps, 83 % déclaraient regarder des écrans avant de se coucher et y passer en moyenne 1 h 08 ([54]). La science a mis en évidence le mécanisme qui est à l’œuvre : la lumière contrôle la sécrétion de mélatonine et agit différemment en fonction de l’heure. Une intensité lumineuse, même faible – par exemple celle des écrans – peut agir sur l’horloge biologique en entraînant un retard de phase et freiner la sécrétion de mélatonine ([55]).

La perturbation du sommeil a des conséquences sur la mémorisation : c’est pendant le sommeil que le cerveau « va stabiliser ce qu’il évalue comme important dans ce qu’il a enregistré la veille et effacer le reste. C’est le moment du tri sélectif. Le sommeil est de fait absolument nécessaire à la consolidation des souvenirs et donc à la stabilisation des apprentissages. » ([56]) Le sommeil joue ainsi un rôle fondamental dans la mise en mémoire : « Il est observé que la consolidation de la mémoire se fait d’abord dans les quarante-huit heures suivant l’apprentissage puis qu’un renforcement survient cinq à sept jours après. Le sommeil est donc essentiel à la plasticité cérébrale qui accompagne la réorganisation des circuits nécessaires à la mise en mémoire. […] On n’apprend pas en dormant mais on retient en dormant. » ([57])

b.  Les écrans envahissent aussi l’école…

L’école a suivi le mouvement, s’évertuant à faire entrer, elle aussi, les écrans dans la salle de classe.

Le législateur y a contribué en instaurant le service public du numérique éducatif et de l’enseignement à distance, à travers la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République ([58]). L’objectif de ce nouveau service était d’enrichir l’enseignement dispensé et non se substituer à ses modalités traditionnelles : il s’agissait notamment de :

« 1° Mettre à disposition des écoles et des établissements scolaires une offre diversifiée de services numériques permettant de prolonger l’offre des enseignements qui y sont dispensés, d’enrichir les modalités d’enseignement et de faciliter la mise en œuvre d’une aide personnalisée à tous les élèves ;

« 2° Proposer aux enseignants une offre diversifiée de ressources pédagogiques, des contenus et des services contribuant à leur formation ainsi que des outils de suivi de leurs élèves et de communication avec les familles ;

« 3° Assurer l’instruction des enfants qui ne peuvent être scolarisés dans une école ou dans un établissement scolaire, notamment ceux à besoins éducatifs particuliers. Des supports numériques adaptés peuvent être fournis en fonction des besoins spécifiques de l’élève ;

« 4° Contribuer au développement de projets innovants et à des expérimentations pédagogiques favorisant les usages du numérique à l’école et la coopération. »

Le projet était ambitieux et se voulait porteur de progrès. En réalité, de véritable adaptation pédagogique, il n’y eut point, comme le relevait la Cour des comptes en juillet 2019 : « la transformation pédagogique n’a pas été au cœur de la conduite de cette nouvelle politique, l’évaluation des pratiques des enseignants et des effets sur les résultats des élèves est restreinte et tardive ([59]) ». Les écrans ont envahi les écoles au nom de la modernité et de l’attractivité des nouveaux supports pour les enfants. Les maires n’ont pas été en reste, éprouvant une certaine fierté quand ils réussissaient à équiper leurs écoles de tablettes ou de tableaux numériques. L’AMF a d’ailleurs relevé, à ce propos, « l’insuffisante formation des enseignants pour la bonne utilisation des outils et des ressources », ainsi que la sous-utilisation des équipements acquis à grands frais ([60]).

En outre, le temps d’utilisation des écrans à l’école s’ajoute à celui qui tend déjà à envahir la vie extérieure à l’établissement, sans que les effets de cette surexposition aient été envisagés. Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse, avait ainsi appelé à un « sursaut collectif » contre la surexposition aux écrans, qu’il avait qualifiée de « catastrophe sanitaire et éducative » ([61]). Lors de leur audition, les représentants du Syndicat des directrices et directeurs d’école ont tenu à faire part aux rapporteurs de leur inquiétude face à l’omniprésence des écrans dans la vie des élèves.

Des parents d’élèves, eux aussi inquiets, ont créé un collectif visant à lutter contre l’invasion numérique de l’école (Coline). Ses fondatrices dénoncent la généralisation des espaces numériques de travail, la « distribution progressive de terminaux individuels aux élèves, et ce dès la maternelle », ce qui peut entrer en contradiction avec l’intention des parents eux-mêmes de limiter l’accès de leurs enfants aux écrans. Dans une lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale publiée récemment, elles s’interrogent en ces termes : « Que peuvent comprendre parents et enfants de cette injonction à utiliser à l’école des écrans auxquels vous reconnaissez par ailleurs une réelle nocivité ? » ([62])

c.  …alors que les apports du numérique dans le domaine éducatif sont, dans le meilleur des cas, modestes

Au regard des effets potentiellement délétères d’une exposition incontrôlée, quels bénéfices éducatifs peut-on espérer des écrans ? Selon une étude du Cnesco, la plus-value des outils numériques est limitée ; leur effet serait même légèrement négatif ([63]). Dans un avis publié en avril 2022, le Conseil supérieur des programmes a estimé pour sa part que « certains outils utilisés dans le cadre ordinaire de la classe p[ouvaient] s’avérer profitables pour des élèves à besoins particuliers » ([64]) – par exemple ceux ayant des déficits visuels ou auditifs. Pour les autres élèves, en revanche, il recommandait « avant l’âge de six ans, [de] ne pas exposer les enfants aux écrans et d’une manière générale à l’environnement numérique », et, de 6 à 10 ans, de « privilégier l’accès aux ressources offertes par le livre, le manuel scolaire imprimé, notamment ; sensibiliser les parents et les enseignants aux dangers d’une exposition précoce ; participer à la définition d’un code d’usage scolaire et domestique (pas de recours au numérique lorsque d’autres solutions existent ; préserver la chambre d’enfant de la présence d’écrans ; éviter la fréquentation de contenus excitants avant l’école, le matin, ou avant l’endormissement, le soir) » ([65]).

Le CSP insiste également sur le fait que des pays comme le Royaume-Uni, l’Australie ou la Suède, qui ont massivement investi pour numériser leur système éducatif, n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit. Il concluait même : « L’utilisation des ordinateurs à l’école n’entraîne une amélioration des performances en écriture et en lecture, traditionnelle et numérique, qu’en dessous d’un certain seuil d’utilisation. Au-dessus de ce seuil, non seulement les performances ne s’améliorent pas, mais elles s’aggravent. » ([66]) Ainsi, un nombre croissant d’élèves utilise les outils numériques « à des fins de contournement des difficultés d’expression écrite puisque des élèves fragiles sur ce point ont pris l’habitude de dicter des textes, qui sont ensuite directement retranscrits par un logiciel de reconnaissance vocale. Une telle pratique accélère la perte du geste graphique et l’amoindrissement de capacités cognitives qui s’y rattachent. » ([67])

Dans la lignée de l’avis publié en juin 2022 par le CSP, Mark Sherringham a redit, lors de son audition : « Il faudrait aussi s’interroger sur l’intérêt pédagogique réel de l’introduction des tablettes numériques à l’école primaire et sur ses conséquences pas forcément positives dans le domaine de l’apprentissage de la lecture et du goût pour la lecture. »

Notes

([50]) Cette étude au long cours, pilotée par l’Institut national d’études démographiques (Ined) et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), porte sur 18 000 enfants nés en France métropolitaine en 2011. Cent cinquante chercheurs appartenant à plusieurs disciplines scientifiques s’intéressent à la santé, à la scolarité, à l’alimentation ou encore à la vie familiale et sociale des enfants appartenant à la cohorte. Voir : https://www.elfe-france.fr/.

([51]) Jonathan Y. Bernard, Lorraine Poncet, Mélèa Saïd Shuai Yang, Marie-Noëlle Dufourg, Malamine Gassama  et Marie-Aline Charles, « Temps d’écran de 2 à 5 ans et demi chez les enfants de la cohorte nationale elfe », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2023, n° 6.

([52]) Citée par La Montagne, 12 avril 2023, « « 56 minutes à 2 ans, c’est colossal » : pourquoi le temps d’écran des jeunes a tant augmenté ».

([53]) Audition de Michel Desmurget devant le Conseil supérieur des programmes. Voir : Conseil supérieur des programmes, Avis sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques, avril 2022.

([54]) OpinionWay, « Le sommeil des jeunes (15-24 ans) », 2018.

([55]) Académie des sciences, Académie de médecine, L’enfant, l’adolescent, la famille, les écrans, appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques, 9 avril 2019.

([56]) Hervé Chneiweiss, Notre cerveau, L’Iconoclaste, Paris, 2019, p. 195.

([57]Ibid., p. 206.

([58]) L’article 16 modifia l’article L. 131-2 du code de l’éducation.

([59]) Cour des comptes, « Le Service public numérique pour l’éducation. Un concept sans stratégie, un déploiement inachevé », rapport public thématique, juillet 2019.

([60]) Réponse au questionnaire des rapporteurs.

([61]) Interview à Madame Figaro, 30 novembre 2023 : https://madame.lefigaro.fr/enfants/education/gabriel-attal-je-veux-rehabiliter-la-notion-de-culture-generale-20231130.

([62]) Julie Perel et Audrey Vinel, au nom du collectif Coline, lettre ouverte à Gabriel Attal, publiée sur le site internet de Marianne le 30 novembre 2023 : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/ecole-numerique-m-attal-vous-devez-agir-contre-la-catastrophe-sanitaire-et-educative-qui-se-joue.

([63]) Cnesco, « Numérique et apprentissages scolaires », André Tricot et Jean-François Chesné, octobre 2020.

([64]Avis sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs et à l’amélioration des pratiques pédagogiques,op. cit. Parmi ces outils, on peut citer Ridisi, traitement de texte en ligne destiné aux professeurs des écoles qui permet d’ajouter des aides à la lecture dans les textes proposés aux élèves. L’enseignant peut ainsi décider de mettre en évidence les syllabes, ou encore d’insérer au-dessus de certaines syllabes des « pictogrammes » pour aider les élèves à identifier un phonème. L’outil est intéressant dans la mesure où les professeurs des écoles peuvent adapter la présentation des textes en fonction du niveau des élèves, soit de manière individuelle soit en les classant par groupes. En outre, Ridisi facilite l’adaptation de la police de caractères de façon à aider les enfants dyslexiques. Voir : https://ridisi.fr/.

([65]Ibid.

([66]Ibid.

([67]Ibid.

Voir aussi :

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