Le grand retournement d’alliances de Le Pen

Russian President Vladimir Putin shakes hands with Marine Le Pen, French National Front (FN) political party leader and candidate for the French 2017 presidential election, during their meeting in Moscow, Russia March 24, 2017. Sputnik/Mikhail Klimentyev/Kremlin via REUTERS .


Par Les Obscurs

C’est une histoire dont le début est presque comique. Le 29 février dernier, lors de la séance des questions au gouvernement, Marine Le Pen croit habile de se positionner en grande prêtresse de la paix dans le monde face à un Macron irresponsable. Elle reçoit en réponse une raclée de bois vert d’Attal lui rappelant la constance des positions du RN pro-Poutine et anti-Ukraine. Le meilleur dans la réponse d’Attal est à la fin: il affirme – ce qui est su, mais qu’on n’entend jamais- que le RN a, encore récemment, explicitement préconisé une « alliance » avec la Russie. Il suffit de regarder (et goûter) les mimiques effarouchées de Le Pen et Chenu pour intuitionner qu’Attal a su appuyer là où ça fait mal. La seule ressource de nos deux acolytes est d’essayer désespérément de donner à penser que leur contradicteur invente tout.


Qu’en-est-il sur le fond? Le RN a-t-il bien utilisé le terme d' »alliance »? Ou bien s’est-il exprimé avec maladresse, cherchant à suggérer, en bon néo-pacifiste, qu’il fallait adopter une relation « réaliste », « pragmatique » avec Poutine?

Allons à la source. Voici le texte du RN sur cette question:
« Parallèlement et sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond : la sécurité européenne qui ne peut exister sans elle, la lutte contre le terrorisme qu’elle a assurée avec plus de constance que toute autre puissance, la convergence dans le traitement des grands dossiers régionaux impactant la France (Méditerranée orientale, Afrique du Nord & centrale, Golfe/Proche Orient et Asie notamment).« 


Comme on peut lire, il s’agit bien d’une « alliance »; il ne s’agit pas d' »ouvrir un dialogue », ni de chercher « un rapprochement des positions ». Cette alliance semble se limiter à « certains sujets de fond ». Mais la liste des sujets, comprenant l’Europe, le terrorisme, les grands dossiers régionaux, est telle qu’on se représente mal ce qui ne serait pas couvert par cette alliance: Tahiti, la Guyane, Saint-Pierrre et Miquelon?


Cette alliance est tellement précieuse qu’elle doit être recherchée sans craindre les « sanctions » américaines. Là aussi, il ne s’agit pas de « remarques », de « critiques » ni de « condamnations », mais, dans une irrépressible montée aux extrêmes, des « sanctions » que les Américains ne manqueraient pas de prendre contre les Français. En général, les partis extrémistes qui veulent arriver au pouvoir minimisent les changements de politique extérieure; ils cherchent à ne pas inquiéter les électeurs. Le RN est au dessus de cela: il n’hésite pas à engager impétueusement le pays pour supporter les inévitables sanctions américaines.


Mais cette notion d’alliance avec la Russie ne prend tout son sens qu’à condition de la replacer dans un contexte générale d’atteintes aux alliances actuelles de la France.

Voici ce que dit sur ce sujet le texte du RN:
« La priorité sera de quitter le commandement intégré de l’OTAN ; la participation de la France au commandement militaire intégré de cette organisation est incompatible avec son statut de puissance souveraine, son indépendance diplomatique et militaire et la libre définition de l’usage de sa force de frappe nucléaire : le retrait de la France du commandement militaire intégré de l’OTAN dès 2022 se justifie ainsi par les mêmes raisons passées qui avaient poussé le général de Gaulle à s’en retirer (21 février et 7 mars 1966).
Ce retrait du commandement intégré de l’OTAN amène logiquement à reconfigurer la relation stratégique de fond que la France entretient avec les États-Unis : le pacte AUKUS n’est qu’une confirmation que la relation de fond ne fonctionne pas dans l’intérêt de la France.
En dépit de l’aide apportée sur certains dossiers sensibles (renseignement, OPEX), les États-Unis ne se comportent pas toujours comme un allié de la France : cette attitude américaine doit être en fin prise en compte pour modifier totalement la relation bilatérale.
Comme en août 1967 avec les accords Ailleret-Lemnitzer, Paris prendra l’initiative d’une renégociation avec Washington des fondements complets de son partenariat dans tous les domaines. Il est attendu de cette négociation directe la fin des dépendances trop souvent tolérées (technologiques, opérationnelles et juridiques), la remise à plat des accords passés dans le renseignement et l’interopérabilité des systèmes.
Parallèlement et sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond : la sécurité européenne qui ne peut exister sans elle, la lutte contre le terrorisme qu’elle a assurée avec plus de constance que toute autre puissance, la convergence dans le traitement des grands dossiers régionaux impactant la France (Méditerranée orientale, Afrique du Nord & centrale, Golfe/Proche Orient et Asie notamment).
La relation avec l’Allemagne sera largement remaniée : partant du constat d’une profonde et irrémédiable divergence de vues doctrinale, opérationnelle et industrielle avec Berlin, notamment dans le domaine de la dissuasion nucléaire et de l’exportation d’armement, Paris mettra fin aux coopérations structurantes engagées depuis 2017 qui ne correspondent pas à sa vision d’une défense souveraine et retirera son soutien à la revendication allemande d’un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies.
En dépit de la position britannique dans l’affaire australienne, l’entente cordiale avec les Britanniques se poursuivra, mais nécessitera un recadrage diplomatique complet : sa diplomatie, alignée plus que jamais sur celle des États-Unis, diverge des objectifs proposés (Russie, Turquie, Indo-Pacifique) et par voie de conséquence, l’instrument militaire commun (le corps expéditionnaire interarmées) risque de demeurer, comme l’Eurocorps, un instrument sans finalité pratique : sa suppression s’imposera probablement.
Ce dossier australien ne peut faire oublier cependant que la France et le Royaume-Uni partagent le souci de demeurer des acteurs straté giques dans le concert des nations, souhaitent maintenir et moderniser le statut de puissance nucléaire qu’est le leur, et ont le souci de maintenir une industrie de défense forte, exportatrice et innovante.
En conséquence, si le Royaume-Uni souhaite renforcer l’alliance avec la France, et en donne une preuve tangible (achat d’Exocet pour remplacer ses missiles mer-mer américains, par exemple), il est proposé une poursuite du Traité de Lancaster House (sur le nucléaire, la famille des missiles de souveraineté et la guerre des mines). Sinon, il faudra reprendre l’ensemble des dossiers de coopération (missiles et guerre des mines) en national, ce qui sup posera alors une réappropriation nationale des moyens industriels concentrés au sein du one MBDA et lancer avec MBDA France seul, la famille de missiles prévue, ce qui n’est pas un problème de compétences, mais de budget et d’organisation industrielle
. »

Le texte est clair; il ne demande pas d’interprétation supplémentaire: le Rassemblement national ne préconise pas seulement une alliance avec la Russie mais un retournement total d’alliances: retrait du commandement intégré de l’OTAN et modification totale de la relation bilatérale avec les Etats-Unis; arrêt des coopérations structurantes avec l’Allemagne; recadrage diplomatique complet et suppression du corps expéditionnaire franco-britannique. En ce qui concerne la Grande-Bretagne, l’hypothèse d’une poursuite du Traité de Lancaster House est purement formelle, puisque subordonnée à une prise de distance de Londres avec Washington tout-à-fait improbable.

Cette politique d’un retournement total d’alliances ne figure pas dans une note interne, ou comme un simple scénario. Les extraits que nous publions sont en toutes lettres dans le « Projet de Marine Le Pen pour la France – La Défense Réarmer la France-Puissance » de février 2022. On le trouve toujours en ligne (à la date du 12/03/2024) à cette adresse: https://mlafrance.fr/pdfs/projet-la-defense.pdf

Il est vrai que ce programme a été présenté par M Le Pen le 11 février et publié le 14, soit une semaine avant l’agression de Poutine contre l’Ukraine dite « opération militaire spéciale ». Il ne lui restait plus qu’à mettre la sourdine sur les aspects les plus grossiers du retournement d’alliance. Au passage on mesure à quel point Marine Le Pen s’illusionne sur le soit disant pacifisme de Poutine et s’auto-intoxique avec sa rhétorique sur le réalisme.

La conclusion est claire: l’absence de solidarité avec l’Ukraine confirmée par le refus de voter les textes de soutien du parlement européen, aussi bien que les condamnations de la Russie, loin d’être une simple politique défaitiste façon Munich, est bien une politique explicite d’alliance avec Poutine sur fond d’un retournement général d’alliances.

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