Avantages des petites littératures

En février, nous avons publié un article d’Alain Giffard intitulé « Les petites littératures de Kafka » (Ici : https://lesobscurs.com/2024/02/21/les-petites-litteratures-de-kafka/) centré sur la lecture de Kafka par Deleuze dans « Pour une littérature mineure ». Nous reproduisons ici l’extrait du Journal de Kafka, considéré comme le premier fragment de l’ensemble sur les « petites littératures ». Cette liste des avantages des petites littératures – le mot n’est jamais employé – est donnée dans la remarquable traduction de Robert Kahn pour les Editions Nous parue en 2020.

Les Obscurs

JOURNAL

Franz Kafka

25.XII [1911]

Ce que j’ai appris grâce à Löwy à propos de la littérature juive contemporaine à Varsovie et grâce à ma vision en partie personnelle de la littérature tchèque contemporaine montre que bien des avantages du travail littéraire, le mouvement des esprits, la cohésion unitaire de la conscience nationale souvent inactivée et toujours en voie d’éclatement dans la vie extérieure, la fierté et la tenue que la nation conserve pour elle-même et contre un environnement hostile par la littérature, cette tenue d’un Journal par une nation, qui est quelque chose de tout-à-fait différent d’une écriture de l’Histoire et, en conséquence, un développement plus rapide et pourtant toujours examiné sous plusieurs facettes, la spiritualisation détaillée des grands pans de la vie publique, la liaison entre des éléments insatisfaits qui ici, où des dommages ne peuvent se produire que par négligence, sont tout de suite utiles, la formation du peuple qui se constitue grâce à l’activité des Journaux et qui vise toujours la totalité, la limitation de l’attention de la nation à son propre cercle et l’admission de l’étranger uniquement dans le reflet du miroir, l’apparition du respect pour des personnes ayant une activité littéraire, l’éveil transitoire mais à effets durables d’une plus haute aspiration parmi les jeunes gens, la reprise d’événements littéraires dans les préoccupations politiques, l’ennoblissement et la possibilité d’évoquer l’opposition entre pères et fils, la représentation des fautes nationales d’une façon certes particulièrement douloureuse mais digne de pardon et libératrice, la formation d’un commerce de la librairie vivace et donc conscient de lui-même et le désir des livres – tous ces effets peuvent déjà être produits par une littérature qui se développe avec une réelle ampleur qui n’est pas inhabituelle, mais qui en a l’air à cause de l’absence de vrais talents. La vivacité d’une telle littérature est même plus grande que celle d’une littérature riche en talents, car comme elle ne présente pas d’écrivains dont les dons imposeraient le silece à tout au moins la majorité des sceptiques, la controverse littéraire acquiert dans de grandes proportions une réelle justification. La littérature qui n’est brisée par aucun don ne montre, à cause de cela, pas non plus de failles par lesquelles les indifférents pourraient s’introduire. La revendication par la littérature de bénéficier de l’attention en devient plus contraignante. L’autonomie de l’écrivain individuel, bien sûr seulement à l’intérieur des frontières nationales, est mieux préservée. Le manque de grandes figures nationales irrésistibles tient les incompétents complets loin de la littérature. Mais même de faibles capacités ne suffisent pas pour se laisser influencer par les capacités imprécises des écrivains en vogue ou pour importer les résultats obtenus par des littératures étrangères ou pour imiter une littérature étrangère déjà introduite, ce que l’on peut déjà reconnaître au fait que, par ex. à l’intérieur d’une littérature riche en grands talents comme la littérature allemande les plus mauvais écrivains se cantonnent avec leur imitation à l’intérieur du pays. Apparaît comme particulièrement efficace eu égard aux directions ci-dessus mentionnées la force créatrice et bienfaitrice d’une littérature mauvaise dans le détail, quand on commence à dresser pour l’histoire littéraire la liste des écrivains morts. Les effets qu’ils ont indéniablement produits par le passé et dans le présent deviennent quelque chose de si effectif que cela peut se substituer à leurs œuvres. On parle de ces dernières et on pense aux premiers, oui on lit même ces dernières en se contentant de voir les premiers. Mais comme ces effets ne se laissent pas oublier et que les œuvres à elles seules n’influencent pas le souvenir, il n’y a pas non plus d’oubli ni de ressouvenir. L’histoire littéraire constitue un bloc inaltérable et digne de confiance, auquel le goût du jour ne peut nuire que modérément. La mémoire d’une petite nation n’est pas plus petite que la mémoire d’une grande, du coup elle élabore plus à fond le matériau disponible. Certes il y a moins de spécialistes de l’histoire littéraire employés, mais la littérature est alors moins une affaire de l’histoire de la littérature qu’une affaire du peuple et du coup elle est, sinon pure, du moins certainement mieux conservée. Car les exigences que la conscience nationale au sein d’un petit peuple pose à l’individu ont pour effet que chacun doit toujours être prêt à connaître la part de littérature qui lui incombe, à la porter, à la défendre, et en tout cas à la défendre même s’il ne la connaît et ne la porte pas.

Laisser un commentaire