Ingérence et corruption russe: le cas « particulier »du RN

Les Obscurs ont déjà fait paraître une « Anthologie d’une compromission » (Le Pen / Poutine) https://lesobscurs.com/2023/06/27/le-pen-poutine-anthologie-dune-compromission/.

Il nous semble que le très officiel « Rapport au nom de la commission d’enquête relative aux ingérences de puissances étrangères visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français » de l’Assemblée Nationale est susceptible de compléter utilement l’information de nos lecteurs. L’auteure du rapport est Madame Constance Le Grip du parti macronien. On trouvera donc ici l’extrait du rapport qui examine le « cas particulier du Rassemblement National ». Nous ne disposons d’aucune information sur la dimension financière du dossier. En ce qui concerne les déclarations publiques, elles nous semblent fidèlement rapportées.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opiniondes dirigeants ou des partis politiques français,

LE CAS PARTICULIER DU RASSEMBLEMENT NATIONAL

Si l’influence qu’exerce la Russie sur la vie politique française semble toucher des personnalités appartenant à plusieurs partis politiques, il apparaît à de nombreux égards que la relation entre les autorités russes et le Front national, devenu Rassemblement national est un « canal privilégié » selon les mots de Mme Nathalie Loiseau ([330]). Pour la députée européenne, le circuit « privilégié par Moscou pour diffuser son influence en France est, comme ailleurs en Europe, l’extrême droite ».

Ce lien s’explique notamment par une forte convergence de vues avec le pouvoir russe sur un certain nombre de valeurs politiques et de questions géopolitiques.

Ce lien est ancré dans la durée, Jean-Marie Le Pen, le fondateur du Front national, ayant créé la « filière russe » au nom de son combat pour une « Europe des patriotes », qui ne serait pas, selon lui, alignée sur les États-Unis d’Amérique ni sur l’OTAN, mais qui construirait avec la Russie un partenariat durable fait d’intérêts communs et de convergences géopolitiques.

Dès les années 1960, Jean-Marie Le Pen avait reçu le peintre nationaliste soviétique Ilya Glazounov, venu à Paris au sein d’une délégation soviétique et devenu un ami personnel ([331]). Sans doute aussi, par-delà la forme du régime soviétique, a longtemps subsisté, au sein d’une certaine fraction d’extrême droite, une ligne traditionaliste voir solidariste, avec notamment la croyance en une Russie image d’Épinal éternelle, orthodoxe, défendant « l’homme blanc » et la chrétienté.

Ces liens se sont poursuivis dans les années 1980 et Jean-Marie Le Pen, président du Front national, s’est rendu à plusieurs reprises en Russie, ainsi que son numéro deux de l’époque, Bruno Gollnish, pour y rencontrer notamment Alexandre Douguine, futur idéologue de la nouvelle droite russe et théoricien du néo-eurasisme, et Vladimir Jirinovski, président d’un parti ultra-nationaliste russe, avec qui Jean-Marie Le Pen entretiendra une relation amicale.

Tous deux tentèrent de fédérer l’extrême droite européenne, sur le mode « patriotes de tous les pays, unissez-vous ».

Quand Marine Le Pen accède à la présidence du Front national, en janvier 2011, elle reprend l’héritage familial de la russophilie. C’est alors que la stratégie de rapprochement politique et idéologique entre le parti et le régime de Moscou va se structurer et s’accélérer, le soutien à la politique étrangère des autorités russes, Dmitri Medvedev président puis à nouveau Vladimir Poutine, réélu président de la Fédération de Russie en mars 2012, devenant partie intégrante des positions officielles défendues par Marine Le Pen et son parti.

Le rapprochement avec les cercles du pouvoir poutinien devient un objectif, après les séquences de relations amicales et surtout privées que furent celles de Jean‑Marie Le Pen.

Cette relation renforcée se matérialise donc par des contacts fréquents entre des responsables politiques du Rassemblement national et des responsables russes, et le Rassemblement national est le seul parti français financé en partie par un prêt octroyé au départ par une banque russe, puis repris par une entreprise russe.

La volonté affichée par Marine Le Pen de se voir reconnaître une stature internationale s’exprimera au premier chef par ses contacts répétés avec des personnalités des cercles du pouvoir – président de la Douma, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, vice-Premier ministre – et par une demande insistante et formulée pendant plusieurs années de rendez-vous officiel avec Vladimir Poutine. Celui-ci recevra finalement Mme Le Pen le 24 avril 2017, soit moins de quatre semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle française.

1.  Un soutien idéologique et une proximité affichée avec le régime de M. Poutine

Interrogé sur la spécificité du Rassemblement national par rapport aux autres partis français, M. Glucksmann a estimé que « la conjonction du soutien politique et idéologique exprimé par les dirigeants des partis d’extrême droite et des actions individuelles menées par les membres de ces partis témoigne d’une connivence générale ». C’est pour lui cette conjonction qui matérialise la différence entre des « cas isolés » issus de tous les partis et le Rassemblement national, pour qui la proximité idéologique avec le régime russe se double de manifestations de soutien explicite et réitéré à l’égard du Kremlin.

Indiquant qu’il évoquait davantage des députés européens membres du RN, M. Glucksmann a précisé que « cela ne veut pas dire que, dans ces mouvements-là, tout le monde travaille pour la Russie, mais qu’il y a une atmosphère générale qu’on ne retrouve pas, par exemple, au Parti populaire européen (PPE). Le fait que M. Fillon ait accepté de travailler pour le régime russe, pour le système poutinien, ne détermine pas la position politique de l’ensemble du PPE. En revanche, les eurodéputés [du RN] qui ont été sanctionnés [par le Parlement européen] ont suivi la ligne politique de leur mouvement. »

i.  Une forte proximité politique et idéologique et des intérêts communs

Comme l’a rappelé M. Tenzer lors de son audition ([332]), de nombreux partis d’extrême droite ont soutenu ou soutiennent encore la Russie en Europe : « l’AfD en Allemagne, le mouvement de Salvini en Italie et celui de Berlusconi, même si celui-ci ne peut être qualifié d’extrême droite. C’est également le cas en Estonie, […] en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Bulgarie. » Il existe selon lui une « internationale fortement encouragée par le Kremlin ». Le Rassemblement national s’inscrit dans cette mouvance dont « M. Mariani est un exemple, mais il en existe d’autres ». M. Jean-Luc Schaffhauser, auditionné par la commission d’enquête, et M. Aymeric Chauprade, qui furent tous deux députés européens membres de la délégation Rassemblement national au Parlement européen, sont aussi des illustrations de ce fort tropisme pro-russe du Rassemblement national.

Comme exposé ci-dessus, le soutien du Rassemblement national à la politique des autorités russes et de M. Poutine en particulier n’est pas nouveau et s’inscrit dans la lignée de la relation de proximité entre la Russie et le Front national. Mme Nathalie Loiseau a ainsi estimé que « la Russie et le Rassemblement national, c’est une histoire qui commence avec Jean-Marie Le Pen et qui se poursuit ».

Le Rassemblement national affiche en effet son admiration et son soutien à un régime dont il dit partager largement des valeurs et des positions – le parti français comme le régime de Poutine affirmant notamment tous deux des positions résolument hostiles à l’OTAN et plus largement aux États-Unis, et Mme Le Pen ayant écrit dans plusieurs de ses documents officiels que la France devait « sortir de la tutelle des États-Unis d’Amérique ».

Dès 2011, au moment de son arrivée à la tête du parti qui se nommait encore Front national, Mme Marine Le Pen a accordé un entretien au quotidien russe Kommersant ([333]) où elle affirmait : « Je ne cache pas que, dans une certaine mesure, j’admire Vladimir Poutine. […] La France a plus d’intérêts communs sur les plans culturel et stratégique avec la Russie qu’avec les États-Unis d’Amérique. » Et, plus loin dans la même interview : « Rien ne permet d’affirmer d’un point de vue constitutionnel que la Russie n’est pas une démocratie. Le ton de la presse d’opposition y est bien plus libre et plus virulent à l’égard de Poutine qu’elle ne l’est en France à l’égard de Sarkozy. »

Auditionnée par la commission d’enquête, Mme Le Pen n’a rien renié de ses propos, qu’elle a même plutôt confirmés, et elle a qualifié d’« admirable » le fait de voir un pays « qui a été soixante-dix ans sous le joug communiste et dix ans pillé par les apparatchiks de M. Eltsine revenir dans le concert des nations ([334]) ».

Mme Le Pen a aussi déclaré partager des « valeurs communes » avec les Russes et être « peut-être la seule en France qui défend la Russie ([335]). »

En 2013, alors qu’elle est reçue par le président de la Douma, M. Sergueï Narychkine, et qu’elle rencontre M. Alekseï Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma et le vice-Premier ministre Dimitri Rogozine, Mme Le Pen déclare : « Je pense que nous avons des intérêts stratégiques communs, je pense que nous avons aussi des valeurs communes, que nous sommes des pays européens. J’ai le sentiment que l’Union européenne mène une guerre froide à la Russie. La Russie est présentée sous des traits diabolisés, […] une sorte de dictature, un pays totalement fermé : cela n’est objectivement pas la réalité. Je me sens plus en phase avec ce modèle de patriotisme économique qu’avec un modèle de l’Union européenne. » Il est difficile de ne pas voir dans ce propos une forme d’allégeance politique !

De son côté, le régime russe appuie les mouvements d’extrême droite et de droit extrême en Europe car ceux-ci lui permettent de diffuser son propre discours en en étant un relais fidèle et d’affaiblir l’Union européenne en tant que puissance politique en soutenant des mouvements ouvertement eurosceptiques, quand ils ne sont pas europhobes.

À chaque « crise » géopolitique provoquée par la Russie, le Front national puis le Rassemblement national ont assuré M. Poutine de leur soutien. C’est ainsi que, par exemple, Marine Le Pen s’oppose avec virulence à la décision prise en 2015 par le Président Hollande d’annuler la vente de navires de guerre, deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie – alors même qu’elle est hostile aujourd’hui à la livraison d’armes à l’Ukraine attaquée par la Russie…

Lorsque la Russie a annexé illégalement la Crimée en mars 2014, Mme Le Pen a fait sien le discours officiel de Moscou, assurant qu’elle ne croit « absolument pas qu’il y a eu une annexion illégale de la Crimée : il y a eu un référendum, les habitants souhaitaient rejoindre la Russie ([336]). »

Le 2 décembre 2014, la présidente d’alors du Rassemblement national postait sur Twitter : « La Crimée est russe depuis de très nombreuses années. »

Dans une interview à CNN, le 1er février 2017, Marine Le Pen va jusqu’à nier qu’il y ait eu « une invasion de la Crimée », clamant à nouveau que la Crimée « a toujours été russe ».

Tous ses propos sur la Crimée, réitérés lors de son audition par la commission d’enquête, reprennent mot pour mot les éléments de langage officiels du régime de Poutine : la Crimée a toujours été russe et il y a eu un référendum par lequel la population de Crimée a voté librement en faveur de son « rattachement » à la Fédération de Russie. Que l’annexion de la Crimée par la Russie ait été considérée comme illégale par la France, les pays de l’Union européenne et les États-Unis, car violant le droit international et le principe d’intangibilité des frontières, ne semble pas de nature à infléchir la position de Marine Le Pen et celle de son parti. Pas plus que la non-reconnaissance par la communauté internationale du « référendum » et le fait que de nombreuses sources journalistiques attestent l’insincérité d’un scrutin entaché de nombreuses irrégularités et anomalies et de l’usage de l’intimidation et de la force pour amener des électeurs jusqu’aux bureaux de vote.

Soutenir, comme le fit Marine Le Pen, que les habitants de la Crimée ont voté « librement » leur rattachement à la Russie est donc pour le moins assez peu vérifié.

La violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale d’un État, l’Ukraine, amputée d’une portion importante de son territoire, n’est ainsi manifestement pas intolérable pour les grands défenseurs des souverainetés nationales que sont Mme Le Pen et le Rassemblement national.

Ce relais direct du discours officiel russe, « cette courroie de transmission » efficace et, sur ce sujet-là du moins, jamais démentie, sont visiblement appréciés à Moscou : à peine l’audition de Mme Le Pen par la commission d’enquête terminée, le 24 mai dernier, des titres de presse russes se faisaient avec une grande satisfaction l’écho de l’affirmation principale, à leurs yeux, réaffirmée par Marine Le Pen :  la Crimée est et a toujours été russe – agence de presse Tass, journal du ministère de la défense, gazette Tsargrad de Konstantin Malofeïev.

Cet alignement total sur le discours russe laisse songeur… Mme Le Pen est d’ailleurs interdite de séjour sur le territoire ukrainien depuis le 5 janvier 2017, à la suite de ses premières déclarations justifiant l’annexion de la Crimée par la Russie.

De même, au moment de l’intervention de l’armée russe en Syrie, qui, par ses frappes aériennes entre 2015 et 2019, aurait tué au moins 8 000 civils selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme ([337]), Mme Le Pen a affirmé dans un entretien à Europe 1 ([338]) que les « doutes exprimés sur les frappes russes […] participent de la décrédibilisation de l’action menée par Vladimir Poutine. La France aurait dû faire ce que la Russie est en train de faire ».

Avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le programme politique de Mme Le Pen évoque une « alliance » avec la Russie. Dans l’un des cahiers thématiques accompagnant le programme présidentiel de Mme Le Pen pour 2022, celui consacré à la défense, il est indiqué que, « sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond », notamment la « sécurité européenne », qui, selon la candidate, « ne peut exister sans la Russie ».

Si toute mention de la Russie disparaît du programme présidentiel de Mme Le Pen après le 24 février 2022, la candidate déclare néanmoins, dans sa conférence de presse consacrée aux questions internationales, à dix jours du second tour de l’élection présidentielle, que, dès lors qu’un accord de paix serait trouvé entre l’Ukraine et la Russie, la France devrait travailler à un « rapprochement stratégique entre l’OTAN et la Russie ».

Il est à noter toutefois que le déclenchement de l’agression de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 a marqué une atténuation des prises de position pro‑russes du Rassemblement national et de Mme Le Pen. Cette dernière a condamné sans ambages l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, qu’elle a jugée « inadmissible ». Néanmoins, elle tient à exprimer une grande prudence quant au risque de « tomber dans la cobelligérance », « avec le risque d’escalade et de guerre mondiale », et se déclare hostile à l’envoi d’armes lourdes. Elle appelle à « tout faire pour trouver une issue pacifique », qui, pour elle, « passerait avant tout par le retrait des troupes russes de l’Ukraine ». Elle plaide en ce sens pour que soit organisée par notre pays une « grande conférence pour la paix ».

Aussi, le discours russe a continué à bénéficier de formes de relais de la part de membres du parti depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

M. Thierry Mariani a ainsi estimé dans un tweet daté du 19 mars 2022 que le bombardement russe du théâtre de Marioupol, qui aurait fait environ 600 morts ([339]), était une « opération d’intoxication » de l’Ukraine.

Mme Nathalie Loiseau a par ailleurs souligné que lors de la révélation en avril 2022 des exactions commises à Boutcha en Ukraine par l’armée russe : « Mme Le Pen, à ce moment-là, a affirmé que l’on ne savait pas et qu’une enquête internationale était nécessaire. »Mme Loiseau a ajouté : « Je regrette, mais Boutcha était occupée par des soldats russes et des enquêteurs dépêchés par un certain nombre de pays, dont la France, avaient commencé à recueillir des témoignages. Je ne nie pas que les déclarations de Mme Le Pen aient évolué mais je note qu’il était possible de dire autre chose que ce qu’elle a dit au moment où elle l’a dit. »

Il est intéressant, et honnête, de signaler que l’actuel président du Rassemblement national, M. Jordan Bardella, sans doute conscient des dégâts provoqués sur l’image du parti par le tropisme pro-Kremlin, s’est lancé dans une opération de réhabilitation du Rassemblement national et a opéré un début de virage dans la position du parti sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Le 23 février 2023, sur le plateau de France 2, il s’est dit « en phase » avec le discours du président Macron sur l’Ukraine, considérant qu’il était « impossible de négocier la paix si l’Ukraine ne retrouve pas son territoire, et si les troupes russes ne quittent pas l’Ukraine ». Il a jugé que Kiev « doit l’emporter » face à Moscou. Dans une interview accordée le même jour au quotidien L’Opinion, il semble remettre en cause la lecture qu’avait pu avoir son parti sur la situation. « Il y a eu une naïveté collective à l’égard des intentions et des ambitions de Vladimir Poutine », a affirmé M. Jordan Bardella, qui juge que « le Vladimir Poutine d’il y a cinq ans n’est pas celui qui, cinq ans plus tard, décide d’envahir l’Ukraine et de commettre des crimes de guerre à Odessa ou à Marioupol ».

Une simple chronologie des faits amène à rappeler que les assassinats d’Anna Politkovskaïa et de Boris Nemtsov eurent lieu respectivement en février 2006 et en février 2015.

Ce début de virage peut être vu, même si d’aucuns le décriraient comme « cousu de fil blanc », comme une volonté de poursuivre, sur le plan international, la « normalisation » du parti, tentée sur d’autres thématiques par Marine Le Pen. C’est une tactique inspirée, là au moins, par la Première ministre italienne Giorgia Meloni. L’honnêteté amène aussi à exposer que les réactions critiques et sceptiques quant à la sincérité de ce début de revirement n’ont pas manqué ! Mme Nathalie Loiseau a qualifié le revirement de Jordan Bardella d’« opportunisme spectaculaire », pour « prendre le sens du vent ». Des députés de la majorité présidentielle ont rappelé que, au mois d’octobre 2022, Mme Le Pen et les membres du groupe politique qu’elle préside à l’Assemblée nationale ont refusé de soutenir à l’Assemblée nationale une résolution ([340]) condamnant le « crime d’agression » commis par la Russie.

Plus généralement, le régime russe, bénéficiaire en France d’un appui à travers le Rassemblement national, a valorisé en retour le parti et sa dirigeante. Cet état de fait a été particulièrement visible lors de la rencontre officielle entre Mme Le Pen et M. Poutine le 24 mars 2017, soit moins de quatre semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle en France. Cette rencontre officielle, que seule la presse russe a pu couvrir, était très attendue par Mme Le Pen, qui la sollicitait depuis plusieurs années. Outre la contribution à la construction d’une stature internationale de Mme Le Pen, cet entretien a été l’occasion de faire étalage de la convergence de vues qui existait entre les protagonistes.

Ainsi, Mme Le Pen et M. Poutine ont pu marquer leur vision commune sur la lutte contre le terrorisme islamiste, ont souligné leur accord pour une coopération d’« actions stratégiques au niveau international pour aider le développement [du Sahara et du Sahel] ([341]) » et ont tous deux condamné les sanctions mises en place par l’Union européenne à l’encontre de la Russie après l’annexion illégale de la Crimée par cette dernière, sanctions contre lesquelles Marine Le Pen s’est engagée à continuer de se mobiliser.

L’entretien a duré une heure et demie, d’après Ludovic de Danne, le conseiller diplomatique de Mme Le Pen. Vladimir Poutine s’est défendu de toute ingérence dans la toute proche élection présidentielle française : « Nous ne voulons en aucun cas influencer le déroulement de l’élection présidentielle. » Il a néanmoins tenu à déclarer à la dirigeante frontiste : « Je sais que vous représentez un spectre politique européen qui se développe assez rapidement. » Quant à Marine Le Pen, elle a affirmé : « Je défends les coopérations entre des nations libres. Je pense que Vladimir Poutine représente aussi une nouvelle vision. » Cette rencontre a incontestablement permis à Marine Le Pen de mettre en scène sa relation privilégiée avec la Russie.

D’actifs artisans de cette convergence d’intérêts et de valeurs entre le régime russe et le Rassemblement national occupent des postes importants, notamment à la Douma, et au sein du parti Russie unie, qui ont œuvré pour les nombreux rendez-vous obtenus par Mme Le Pen à Moscou. Mais deux personnes méritent d’être spécialement évoquées : M. Konstantin Malofeïev, un oligarque russe qui s’est donné pour mission de fédérer les extrêmes droites européennes (voir supra), et M. Aymeric Chauprade, qui fut député européen du Front national. M. Malofeïev est, il faut le rappeler, président du conseil d’administration du groupe de médias Tsargrad, un poids lourd du paysage médiatique russe.

M. Raphaël Gluckmann a rappelé qu’en 2014, après l’occupation de la Crimée et d’une partie du Donbass par la Russie, une réunion a été organisée par M. Malofeïev à Vienne avec des représentants des différentes formations européennes d’extrême droite. M. Glucksmann a précisé que « le Front national était représenté par M. Chauprade, alors député européen ».

Mme Cécile Vaissié a souligné lors de son audition ([342]) le « rôle clé » joué par M. Aymeric Chauprade dans le rapprochement du Front national et « certains représentants et proches de M. Poutine ». Lorsqu’il était député Front national au Parlement européen, M. Chauprade « entretenait de très bonnes relations avec M. Malofeïev en Russie » selon Mme Vaissié. Marine Le Pen avait fait de M. Chauprade son conseiller pour les affaires internationales dès 2010. Il exerça le mandat de député européen de 2014 à 2019, et fut vice-président du groupe Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFD) de 2018 à 2019.

L’eurodéputé du Rassemblement national M. Thierry Mariani a également déclaré lors de son audition ([343]) connaître M. Malofeïev, qu’il dit avoir rencontré « quatre ou cinq fois ».

En outre, un reportage du magazine « Complément d’enquête » diffusé sur France 2 en octobre 2022 ([344]) faisait état d’une entrevue que M. Philippe Olivier, député européen du RN, a eue avec M. Malofeïev en 2018. Cet entretien aurait eu une « utilité décisive » pour les élections européennes de 2019 ainsi que pour ce qui semble être une « cause » commune, selon un message rédigé par M. Olivier. Ce dernier, auditionné par la commission d’enquête ([345]), n’a pas nié avoir rencontré M. Malofeïev à Moscou à l’été 2018, à l’occasion d’un déplacement qu’il effectuait, aux côtés de son épouse Marie-Caroline Le Pen, pour assister à la finale France-Croatie de la Coupe du monde de football, à laquelle lui et son épouse avaient été invités par un ami de longue date, M. Fabrice Sorlin, un militant traditionaliste devenu un activiste des réseaux pro-russes, installé à Moscou. Beau-frère de Mme Le Pen, dont il est le conseiller depuis 2005, M. Olivier ne détient pas de mandat électif en 2018, ce qui, néanmoins, ne l’empêche pas de participer à une rencontre à laquelle le convie M. Fabrice Sorlin avec M. Thierry Mariani, alors à Moscou, et avec M. Konstantin Malofeïev. M. Olivier, qui n’a eu de cesse durant son audition de répéter qu’il n’avait « aucun lien avec la Russie », a déclaré devant la commission d’enquête n’avoir eu qu’une « conversation très banale sur la situation en France » avec M. Malofeïev.

Visiblement distrait, ou frappé par une certaine amnésie, M. Olivier ne se rappelle plus très précisément les sujets de discussion qu’il a pu avoir avec M. Malofeïev, et dit tout ignorer de son projet d’alliance, appelé « AltIntern », entre les extrêmes droites européennes partageant une même vision d’une Europe conservatrice, chrétienne et débarrassée de la « bureaucratie bruxelloise ». Dans une note sur le projet AltIntern, il est écrit que les valeurs à promouvoir sont la chrétienté et le mariage entre un homme et une femme, entre autres ([346]). Mais la priorité de l’alliance est un « travail systématique d’opposition contre la politique de sanctions de Bruxelles, tout en gardant un très haut niveau de confidentialité en raison de l’opposition de plus en plus forte des services de sécurité occidentaux contre l’influence russe ».

Interrogée lors de son audition par la commission d’enquête sur ce projet AltIntern de M. Malofeïev, Mme Le Pen a déclaré n’en avoir jamais eu connaissance, et n’en avoir jamais parlé non plus avec M. Philippe Olivier : « Je n’ai pas besoin de passer par M. Malofeïev, dont je ne sais pas d’ailleurs s’il a la moindre responsabilité politique. »

« Complément d’enquête » fait pourtant état d’une note interne, récupérée par la fondation Dossier Center, qui salue la présence de Philippe Olivier dans « l’alliance ». À l’issue de son voyage à Moscou, Philippe Olivier a envoyé un courrier à un certain « Mikhaïl » dans lequel il demande à ce dernier de bien vouloir transmettre à « Konstantin », de sa part et de la part de son épouse, le témoignage de « [leur] gratitude pour ces moments si amicaux, si utiles, et s’agissant d’une Coupe du monde que la France a gagnée, inoubliable ». Il salue aussi « les belles rencontres que nous avons pu faire grâce à vous, [qui] seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections européennes. Nous allons maintenant travailler de notre côté à leur donner tous les développements dont la cause a besoin. » M. Olivier a banalisé, devant la commission d’enquête, un tel courriel, qu’il met sur le compte de la « courtoisie », tout comme il a minimisé son rôle de conseiller auprès de Marine Le Pen ainsi que la portée de sa rencontre avec M. Konstantin Malofeïev.

Pour autant, au vu des nombreux liens tissés par M. Malofeïev avec des membres du RN, il apparaît que son projet « AltIntern », qui visait à rassembler les droites radicales d’Europe autour d’un projet fondé sur des valeurs traditionnelles et sur la restauration du statut de la Russie dans le monde, intégrait tout à fait le Rassemblement national dans son périmètre.

ii.  Des actes de soutien concrets au régime de M. Poutine : les déplacements et les votes

Une des manières privilégiées par le Rassemblement national d’afficher sa proximité et son soutien au régime de M. Poutine a été le déplacement des membres du parti en Russie pour cautionner la politique du Kremlin, en particulier l’annexion illégale de la Crimée.

Mme Marine Le Pen s’est elle-même rendue à de nombreuses reprises en Russie. Mme Loiseau a déclaré que « Mme Le Pen y est allée énormément […]. En tant que diplomate, je ne suis pas allée aussi souvent en Russie que Mme Le Pen […]. »

Ainsi, l’ancienne présidente du Rassemblement national s’est rendue au moins à quatre reprises à Moscou : en 2013, en 2014, en 2015 et en 2017. Lors de ses trois premiers déplacements, elle a été accueillie à chaque fois à la Douma puis, en 2017, par M. Poutine au Kremlin.

Par ailleurs, M. Mariani, devenu en 2019 député européen étiqueté RN et nouvelle figure des liens qui unissent le parti à la Russie, a conduit en Crimée des délégations pour afficher le soutien ostensible du parti à l’annexion illégale du territoire par la Russie. Ces voyages étaient tantôt financés par l’enveloppe financière mise à la disposition des députés européens par le Parlement européen pour des déplacements, tantôt financés par des organisations russes.

En 2019, il a ainsi mené une délégation de douze personnes en Crimée pour célébrer le cinquième anniversaire du pseudo-référendum organisé dans la péninsule par les autorités russes. Il était notamment accompagné de figures politiques pro-russes comme l’ancien député UMP M. Nicolas Dhuicq ou l’ancien sénateur UDI M. Yves Pozzo di Borgo, membres de l’association Dialogue franco-russe que M. Mariani préside. La délégation s’est entretenue avec M. Poutine qui a qualifié ses membres d’« amis ([347]) ». Cette visite faisait suite à un déplacement, un an plus tôt, dans le Donbass afin d’y superviser des élections dans les républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk.

En 2020, un groupe de plusieurs députés européens du RN – où se trouvait à nouveau M. Mariani – a assisté en Crimée au déroulé d’un référendum constitutionnel organisé par Vladimir Poutine en Russie qui visait en particulier à permettre à ce dernier de briguer deux nouveaux mandats ou à inscrire dans la Constitution l’interdiction des mariages homosexuels. M. Mariani a indiqué lors de son audition que ce référendum permettait aussi de « reconnaître implicitement le rattachement de la Crimée à la Russie ».

Cette délégation comprenait notamment, outre M. Mariani, MM. Jean-Lin Lacapelle, Philippe Olivier et Hervé Juvin ainsi que Mmes Virginie Joron et Hélène Laporte, tous députés européens membres du Rassemblement national. Mme Hélène Laporte est devenue depuis cette date députée et vice-présidente de l’Assemblée nationale.

Le scrutin a été, de l’avis de nombreuses sources indépendantes, entaché de fraudes ([348]). En dehors du fait qu’aucune campagne contre la révision constitutionnelle n’était possible à la télévision ou dans la rue, de nombreux témoignages appuyés par des preuves vidéos ou photographiques ont rapporté des irrégularités comme des bourrages d’urne ou des bureaux de vote installés en pleine rue, sur des bancs ou à l’arrière de voitures. Par ailleurs, des situations d’intimidation ont aussi été rapportées.

À l’inverse, aucun des membres de la délégation d’eurodéputés du Rassemblement national n’a constaté d’entorse aux règles électorales. M. Mariani a estimé devant la commission d’enquête que « le scrutin s’[était] déroulé correctement » dans les bureaux de vote où il s’est rendu, affirmant qu’il avait pu « voir comment les choses se passaient » en Crimée. Mme Laporte a même soutenu lors de sa conférence de presse à Moscou le 2 juillet 2020 qu’il s’agissait d’une « leçon de démocratie ». Il convient de rappeler – ainsi que M. Mariani l’a précisé – que ce déplacement était « à l’invitation des Russes et a été payé par les Russes ».

Le 23 mars 2023, le Parlement européen a prononcé à l’encontre des eurodéputés du Rassemblement national Thierry Mariani, Jean-Lin Lacapelle et Hervé Juvin une interdiction, jusqu’à la fin de l’année, de participer à des missions officielles d’observation des élections à l’étranger. M. Mariani estime avoir été « sanctionné sans aucune base juridique »par le Parlement européen, qui a considéré que son déplacement n’était pas effectué dans le cadre d’une mission officielle d’observation des élections. Il ne demeure pas moins que M. Mariani et ses collègues qui sont donc partis de leur propre initiative, sans mandat officiel du Parlement européen, se sont présentés en Crimée comme membres du Parlement européen, en particulier dans les médias locaux russes.

Si M. Mariani n’a cessé de clamer que c’est par conviction qu’il a effectué ces déplacements dont il reconnaît le caractère « politique », il est permis de s’interroger sur une éventuelle ingérence du pouvoir russe qui a pu vouloir utiliser la légitimité de députés européens, y compris d’un ancien ministre, pour valider le discours et les actes du Kremlin.

Ainsi, M. Nicolas Lerner, directeur général de la DGSI, s’est ouvertement et très explicitement interrogé sur les motivations de ces élus en visite en Russie lors de son audition ([349]) : « Accepter de servir de caution à un processus prétendument démocratique et transparent revient à franchir un cap en termes d’allégeance envers le pays concerné. Plusieurs parlementaires et anciens parlementaires européens ont eu, ces derniers temps, de tels comportements, et quelques élus ont manifestement entretenu des rapports de nature clandestine avec des services de renseignement. » Une telle déclaration du DGSI est à souligner ! Dans ces cas précis, la DGSI tente de rencontrer les personnes concernées afin de les « placer devant [leurs] responsabilités, ce qui est aussi une forme de mise en garde pour le cas où ces relations perdureraient ».

Une autre forme de soutien explicite au régime russe a consisté, pour les députés européens membres du Rassemblement national, à voter en s’alignant systématiquement sur l’intérêt du régime russe. L’encadré ci-dessous précise la nature de ces votes au Parlement européen.

Les positions de vote des députés du Rassemblent national au Parlement européen

L’examen des votes du Rassemblement national au Parlement européen entre mars 2019 et mars 2023 révèle une volonté claire de relayer les positions de la Russie, d’en soutenir le narratif et de ne pas accabler cette dernière. Sans remonter jusqu’à la date de l’annexion illégale de la Crimée et celle des premiers évènements dans le Donbass, on remarque qu’avant l’invasion de l’Ukraine, cette volonté de ménager la Russie à travers des votes conciliants ne souffre aucune exception. De mars 2019 à février 2022, le Rassemblement national n’a pas voté un seul texte critique envers la Russie.

Ce n’est qu’après le 24 février 2022, date à laquelle les troupes russes ont envahi l’Ukraine, que les 23 députés du Rassemblement national ont commencé à envisager de prendre quelques distances avec la Russie, en votant quelques rares résolutions (quatre) défavorables à la Russie, tout en continuant à s’abstenir ou à voter contre beaucoup d’autres, y compris celles visant à apporter un soutien financier à l’Ukraine ou condamnant l’escalade de la guerre menée par la Russie.

Le Rassemblement national est donc pour le moins précautionneux et évolue très lentement et incomplètement dans ses votes. Voici la liste de plusieurs votes, établie comme suit :

– 12/03/2019 : résolution proclamant la nécessité de cesser de traiter la Russie comme un « partenaire stratégique » – CONTRE

– 18/02/2019 : résolution condamnant diverses violations des droits de l’homme commises par la Russie – CONTRE

– 19/12/2019 : résolution condamnant la loi russe sur « les agents de l’étranger » reconnue comme une entrave à la liberté d’expression – CONTRE

– 16/09/2020 : résolution recommandant à la Commission européenne de lutter contre les menaces russes à la sécurité de l’Europe, y compris les ingérences – CONTRE

– 17/09/2020 : résolution condamnant l’empoisonnement d’Alexeï Navalny ainsi que le coup de force d’Alexandre Loukachenko en Biélorussie – CONTRE

– 29/04/2021 : résolution condamnant l’accumulation de troupes russes à la frontière ukrainienne – CONTRE

– 10/06/2021 : résolution condamnant l’arrestation et la détention de l’opposant russe Andreï Pivovarov – CONTRE

– 16/12/2021 : résolution appelant au retrait des forces russes accumulées à la frontière ukrainienne – CONTRE

– 16/12/2021 : résolution condamnant la fermeture de l’ONG Memorial et la répression des organisations de la société civile par la Russie – CONTRE

– 16/12/2021 : résolution approuvant un soutien financier à l’Ukraine dont les finances sont mises à mal par la menace militaire russe – CONTRE

– 01/03/2022 : résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, appelant à fournir du matériel militaire à l’Ukraine et à des sanctions supplémentaires contre la Russie – POUR (sauf Thierry Mariani, qui s’abstient)

– 10/03/2022 : résolution réclamant la création d’une seconde commission spéciale (INGE 2) sur la désinformation et les ingérences étrangères, notamment de la Russie – CONTRE

– 24/03/2022 : résolution affirmant la nécessité d’assurer la sécurité alimentaire de l’Ukraine – POUR

– 07/04/2022 : résolution appelant à renforcer les sanctions contre la Russie – ABSENTS

– 07/04/2022 : résolution appelant à protéger les enfants et les jeunes qui fuient en raison de la guerre en Ukraine – ABSENTS

– 07/04/2022 : résolution condamnant la répression accrue du régime russe ainsi que la condamnation d’Alexeï Navalny – ABSENTS

– 18/05/2022 : proposition de résolution pour la collecte de preuves des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine – POUR

– 19/05/2022 : résolution pour accorder une libéralisation temporaire des échanges entre l’UE et l’Ukraine – CONTRE

– 06/10/2022 : résolution condamnant l’escalade de la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine – ABSTENTION

– 23/11/2022 : résolution visant à faire reconnaître la Fédération de Russie comme État soutenant le terrorisme – CONTRE

– 24/11/2022 : résolution visant à établir un instrument de soutien financier à l’Ukraine pour 2023 – ABSTENTION

– 15/12/2022 : résolution qualifiant l’Holodomor de génocide – POUR (sauf Thierry Mariani, qui vote contre)

– 19/01/2023 : résolution visant à mettre en place un tribunal sur le crime d’agression commis par ma Russie contre l’Ukraine – ABSTENTION

– 02/02/2023 : résolution sur la préparation du sommet UE-Ukraine – ABSTENTION (sauf Thierry Mariani, qui vote contre)

– 16/02/2023 : résolution condamnant les conditions de détention d’Alexeï Navalny et d’autres prisonniers politiques russes – ABSTENTION

– 16/02/2023 : résolution à l’occasion des 1 an de l’invasion et de la guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine – ABSTENTION

Source : Parlement européen.

Mme Loiseau a également considéré lors de son audition que le Rassemblement national s’était mis, depuis l’invasion russe de l’Ukraine de février 2022, à « jouer au chat et à la souris » au Parlement européen. Elle a ainsi déploré que le parti qui « votait auparavant contre tout ce qui concernait l’Ukraine, […] ne prend [désormais] pas part au vote, ou plutôt il vote avec ses pieds ».

Ces manifestations de soutien au régime de M. Poutine, qu’elles prennent la forme d’une validation de scrutins organisés illégalement et très vraisemblablement frauduleux ou celle de votes dans l’intérêt du Kremlin, ont pu faire émerger très nettement la question d’un éventuel soutien matériel de la Russie au Rassemblement national, ou à certains de ses membres, qu’il soit financier ou de toute autre nature. C’est en tout cas ce qu’a laissé entendre l’ancien ambassadeur de France en Russie de 2013 à 2017, M. Jean‑Maurice Ripert.

Lors d’un entretien sur la chaîne télévisée LCI, celui-ci a en effet déclaré : « Personne n’ignorait qu’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français d’un certain bord venaient [à Moscou] et ne repartaient pas les mains vides. »

Auditionné par la commission d’enquête ([350]), M. Ripert a rapidement précisé qu’il s’agissait d’un « jugement personnel » fondé sur ses « impressions » et qu’il n’en avait « évidemment pas la preuve », sans quoi il l’aurait signalé à la justice, ainsi que l’y oblige l’article 40 du code de procédure pénale ([351]). Toutefois, il a indiqué maintenir ses propos qui visaient des « représentants de l’ancien parti Front national », expliquant que ses impressions rejoignaient celles de M. Thomas Haldenwanf, directeur du service du renseignement intérieur allemand qui, lors d’une audition publique au Bundestag, aurait déclaré : « Notre impression ponctuelle est que par le passé des hommes politiques de différents partis se sont parfois rendus à Moscou et ne sont certainement pas revenus les mains vides. »

Il a par ailleurs précisé que, lorsqu’il était en poste en Russie, « la communauté diplomatique et un certain nombre de journalistes accrédités localement avaient des doutes sérieux » quant à l’attitude de ces représentants du Front national. M. Ripert a également indiqué que, dans le cadre de ses fonctions, il parlait « avec de nombreux Russes » dont M. Sergueï Narychkine, « ancien KGBiste, à l’époque président de la Douma », M. Léonid Sloutski, député russe proche de M. Mariani, et M. Alexeï Pouchkov, actuel président de la commission des affaires étrangères de la Douma. Selon l’ancien ambassadeur, ces Russes « ne mâchaient pas leurs mots sur le soutien qu’ils avaient apporté à un certain nombre de gens ». M. Ripert a ajouté que l’espoir de ces personnalités de « voir la candidate d’extrême droite française élue ne faisait de doute pour personne. Personne n’a jamais pensé que Moscou souhaitait la victoire de l’autre candidat ».

Enfin, M. Ripert a précisé que, lors de ses voyages en Russie, M. Mariani ne prévenait pas l’ambassadeur français de sa venue, contrairement à l’usage en pareilles circonstances. Il est vrai que M. Mariani connaît extrêmement bien la Russie, ayant été député à l’Assemblée nationale des Français établis dans cette circonscription…

À l’appui de la thèse selon laquelle le Rassemblement national aurait reçu des contreparties à son soutien à la Russie, Mme Loiseau a fait mention lors de son audition d’un échange entre « un hacker russe et un membre de l’administration présidentielle russe » révélé par des hackers du groupe Anonymous. La teneur de cet échange aurait été la suivante : « Marine Le Pen a officiellement reconnu le résultat du référendum en Crimée, elle n’a pas trahi nos attentes. Il faudra d’une manière ou d’une autre remercier les Français. » Un article de Mediapart confirme cette information ([352]).

Des textos ont été écrits en mars 2014, alors que le référendum pour le « rattachement » de la Crimée à la Russie se prépare activement. Ils font partie d’une fuite importante de documents (courriels et SMS) portant sur la période de 2011-2014, et qui émanent de M. Timur Prokopenko, chef adjoint du département de politique intérieure au Kremlin. Ce membre de l’administration présidentielle russe n’a ni réagi ni démenti la fuite. Outre les découvertes sur la manière dont le Kremlin met tout en œuvre pour reprendre le contrôle d’internet et des réseaux sociaux, ou surveille les activités du blogueur Alexeï Navalny, devenu l’une des principales figures de l’opposition en Russie, ces fuites ont aussi mis au jour les échanges relatifs au Rassemblement national dont il est fait état plus haut entre M. Timur Prokopenko et le blogueur Konstantin Rykov, qui serait le hacker russe évoqué précédemment.

Interrogée lors de son audition devant la commission d’enquête, Mme Marine Le Pen affirme n’avoir aucune connaissance de ces SMS ni des personnes citées. Elle conteste formellement « avoir pris quelque décision que ce soit pour faire plaisir à quiconque ». Elle répète que « le seul lien qui existe entre le Rassemblement national et la Russie est un prêt qui a été signé en 2014, que nous rembourserons chaque mois, et que nous rembourserons jusqu’en 2028. […] Je suis libre de toute influence et c’est mal me connaître que de penser l’inverse. »

2.  Les emprunts russes du Rassemblement national

Une des autres formes de soutien matériel, longuement évoquée au cours des auditions menées par la commission d’enquête, est le financement du parti de Mme Le Pen par des crédits contractés auprès d’établissements financiers russes.

En 2014, le micro-parti de M. Jean-Marie Le Pen, Cotelec, a bénéficié d’un prêt de 2 millions d’euros d’un établissement chypriote, Vernonsia Holdings Ltd. Selon Mediapart ([353]), ce financement aurait été alimenté par des fonds russes liés à M. Yuri Kudimov, un ancien agent des services secrets soviétiques ayant dirigé la banque d’État russe VEB Capital. Cet établissement, détenu à 100 % par l’État russe, est le bras financier du Kremlin. Son conseil de surveillance est présidé par Dmitri Medvedev et, avant lui, par Vladimir Poutine. Le prêt russe accordé à la structure de financement de Jean-Marie Le Pen, Cotelec, un micro-parti qui a prêté de l’argent à plusieurs reprises au Front national, porte donc la marque du régime de Vladimir Poutine. Au centre de cet arrangement figurerait M. Malofeïev, qui a confirmé à un journaliste du Monde avoir aidé M. Le Pen à obtenir ce prêt ([354]). Celui-ci a depuis été remboursé, selon M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), auditionné par la commission d’enquête ([355]).

La même année, le Front national a contracté un prêt de 9,4 millions d’euros auprès d’une banque russe, la First Czech Russian Bank (FCRB). D’après Mme Nathalie Loiseau, cette banque « est connue pour avoir participé à du blanchiment d’argent de la corruption et au contournement de sanctions iraniennes ». Ce crédit, au taux de 6 %, devait être remboursé à terminaison au bout de cinq ans, soit en 2019, mais l’établissement russe a fait faillite en 2016.

La First Czech Russian Bank, créée en 1996 en République tchèque, est installée depuis 2002 à Moscou. C’est une petite banque assez confidentielle, mais qui n’est pas sans lien avec l’État russe. En 2002, en effet, le géant russe Stroytransgaz, leader dans la construction de gazoducs et dont le principal client est Gazprom, en fait « sa » banque. À ce moment-là est parachuté à la tête de la FCRB M. Roman Popov, qui fut vice-directeur financier de Stroytransgaz. Il en deviendra ensuite l’unique propriétaire.

C’est M. Jean-Luc Schaffhauser, que M. Bernard Monot, l’un des conseillers économiques de Mme Le Pen, a introduit auprès de la dirigeante du Front national, qui sera chargé de trouver un prêteur. Comme l’a dit à la presse M. Bernard Monot, « j’avais du mal à aboutir avec les Russes. Alors j’ai demandé à Schaffhauser de participer. Il a actionné ses réseaux et a pu trouver un financement ».

Contacté par M. Schaffhauser, dont il est l’une des relations russes au sein du tissu relationnel dense que celui-ci a patiemment constitué au fil des ans et de ses activités professionnelles entre la Russie et la France, M. Alexandre Babakov, entrepreneur et homme politique, ancien responsable du parti Rodina, et qui rejoindra ensuite Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, dont il devient conseiller en charge de la coopération avec les organisations russes à l’étranger, joue les intermédiaires.

C’est lui qui aidera le Front national à obtenir un prêt de 9,4 millions d’euros auprès de la FCRB. Le prêt est signé le 11 septembre à Moscou par M. Wallerand de Saint-Just, le trésorier du Front national. Côté russe, la convention de prêt est signée par le dirigeant de la FCRB, M. Roman Popov. Le contrat fixe la date de remboursement final au 23 septembre 2019, et fixe un taux d’intérêt à 6 %. M. Schaffhauser, qui a joué un rôle central pour l’obtention de ce prêt, relève devant la commission d’enquête que c’est « un taux d’intérêt élevé mais [qu’]il correspondait au taux de base bancaire. […] C’était le minimum qu’on pouvait obtenir sur le marché. Il ne s’agissait pas non plus d’un régime de faveur, sans quoi nous aurions été en dessous du marché. »

En juillet 2016, la FCRB fait faillite, avec un passif important. Mais, quatre mois plus tôt, et une semaine avant la mise sous tutelle de l’établissement, le 18 mars 2016, le prêt au Front national est récupéré par la société Konti, une petite société de location de voitures basée en périphérie de Moscou. C’est la première cession de créance du RN. Konti, créée en 2010, a comme unique directeur et actionnaire M. Sergueï Evseïev, également directeur de deux autres sociétés, dont l’une, la société de sécurité privée baptisée « A-5 », appartenait auparavant à la FCRB. Konti reprend donc la créance, « pour des raisons purement commerciales, et non politiques », comme l’a dit à la presse son directeur. Il évoque également, très vite, la question d’une autre affectation de la créance, à une autre entreprise.

Un imbroglio juridico-bancaire compliqué se fait jour, qui voit intervenir l’Agence d’assurance des dépôts bancaires russe, l’autorité administrative chargée par la banque centrale russe d’assainir la situation après la faillite de la FCRB, et la cour d’arbitrage de Moscou. L’Agence d’assurance des dépôts bancaires russe qualifie à un moment donné la créance d’« actif de qualité », avec à la clé le remboursement par le Front national d’intérêts qui représentent « des montants substantiels ». La cession de la créance à la société Konti s’est donc déroulée dans des conditions assez rocambolesques, la situation se compliquant encore avec les ennuis judiciaires de l’un des ex-dirigeants de la banque FCRB, condamné pour détournement de fonds à une vaste échelle au sein de la FCRB. Peut-être la trop grande proximité existante entre M. Roman Popov, placé à la tête de la FCRB par Stroytransgaz, et le dirigeant de cette entreprise, M. Guennadi Timtchecko, l’un des oligarques et amis de Vladimir Poutine les plus influents, a-t-elle joué un rôle dans la gestion un peu « audacieuse » des investissements à risque de la FCRB, notamment à Sotchi et dans certains complexes olympiques. En tout cas, sa proximité avec les hautes sphères du pouvoir russe n’a pas sauvé la FCRB de la faillite.

Le rachat de la créance du prêt russe du Front national par Konti à FCRB ayant finalement été déclaré frauduleux, en raison de non-paiement, c’est par un nouvel épisode de cession de créance dans des conditions un peu troublantes que la créance du prêt russe se retrouve entre les mains d’un nouveau propriétaire, la société Aviazapchast, qui l’acquiert le 14 novembre 2016.

Contrairement à Konti, qui était très petite, la société Aviazapchast est une société dont les activités sont apparemment florissantes. Elle opère dans un domaine sensible, et a été créée en 1994. Elle se présente comme l’un des leaders russes non étatiques du secteur de l’aéronautique, spécialisée dans la maintenance et la réparation d’avions et d’hélicoptères, une société à activité « duale », c’est-à-dire à la foi civile et militaire. Les dirigeants de la société Aviazapchast sont trois anciens militaires russes, proches des services secrets russes. La société a notamment des contrats en Syrie.

Son unique actionnaire est M. Valery Zakharenkov, un oligarque russe réputé proche du Kremlin et dont le nom revient assez souvent dans les contrats d’armement avec les alliés régionaux de Moscou. M. Zakharenkov est propriétaire de terres et d’une exploitation agricole en Charente-Maritime.

Aviazapchast a été placée sous sanctions américaines de 2020 à 2022, pour participation à la prolifération d’armes de destruction massive, puis le ministère du commerce américain a rétabli des sanctions à l’encontre de l’entreprise à partir de mars 2023.

C’est donc à cette entreprise militaro-aéronautique que le Rassemblement national doit rembourser son crédit, après les tribulations pour le moins étranges qu’ont connues les cessions de sa créance.

M. Jean-Luc Schaffhauser, dont l’entregent et l’activisme ont joué un rôle majeur dans l’octroi du prêt initial signé en 2014, a clairement indiqué, lors de son audition, que « si [le pouvoir russe] y avait été opposé, l’affaire ne se serait pas faite ».

Il est à noter que M. Schaffhauser est visé par une enquête du parquet national financier (PNF) ouverte en 2016 à la suite d’un signalement de Tracfin. L’enquête judiciaire, sur laquelle les travaux de la commission d’enquête ne sauraient empiéter, vise notamment la commission de 140 000 euros que M. Schaffhauser a touchée à l’issue de la négociation de prêt du Front national.

M. Schaffhauser, interrogé dans l’émission « Complément d’enquête », n’a pas caché que l’intérêt des Russes pour Mme Le Pen venait du fait qu’ils la considéraient comme une alliée au sein du monde occidental, proche de la vision géopolitique de la Russie. Il poursuit en disant qu’il lui semble par conséquent « logique que, la Russie défendant ses intérêts, cherche des alliés occidentaux ». Il qualifie la politique suivie par Vladimir Poutine d’« eurasienne », qui lui semble à même de permettre à la Russie de défendre ses intérêts, mais aussi à la France, « de l’Atlantique à l’Oural », « en essayant de trouver un équilibre entre les États-Unis et l’Asie ».

Ainsi que l’a rappelé M. Vachia, la loi de 2017 pour la confiance dans la vie politique ([356]) « interdit [désormais] les prêts [aux partis politiques] de toute personne morale autre que les partis politiques respectant les critères de la loi de 1988, c’est-à-dire qui déposent leurs comptes auprès de la CNCCFP, et les banques ou sociétés de crédit ayant leur siège dans l’Espace économique européen – soit les pays de l’Union européenne et trois autres pays ». Le président de la CNCCFP a par ailleurs précisé que 588 partis étaient recensés au moment où il était auditionné.

Compte tenu des différentes cessions de la créance du « prêt russe » initial, la CNCCFP a eu à examiner si le parti de Mme Le Pen se trouvait dans la situation éventuelle de bénéficier d’un nouveau prêt.

En effet, le Rassemblement national a négocié avec son nouveau créditeur russe, Aviazapchast, un nouveau contrat de prêt après un accord à l’amiable. Le créditeur russe a fait plusieurs concessions importantes : il renonce à percevoir toute la somme d’un coup, mais aussi à toucher les amendes prévues pour un éventuel non-remboursement du prêt. Surtout, Aviazapchast a accepté un rééchelonnement du prêt : le Rassemblement national a obtenu un délai pour rembourser l’intégralité du prêt, soi fin 2028 au lieu de septembre 2019.

Quant à M. Jean-Luc Schaffhauser, il a déclaré devant la commission d’enquête que les nouveaux propriétaires de la créance s’étaient présentés au Rassemblement national comme agissant sur ordre du pouvoir politique.

Dans une note interne de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques en date du 17 mai 2021, dont la rapporteure a eu communication, il est indiqué que « si la renégociation des modalités d’exécution procure un avantage certain et conséquent au bénéfice du “Rassemblement national”, il est à noter que, d’une part, la renégociation entre les parties qui conviennent de nouvelles modalités d’exécution n’a en principe par pour effet de créer un nouveau contrat et repose sur le principe de la liberté contractuelle entre les parties, et que, d’autre part, la faillite du créancier initial avant le terme du contrat et des suites judiciaires qui ont eu lieu sont des éléments objectifs n’ayant pas permis au “Rassemblement national” d’honorer le remboursement du prêt tel qu’initialement prévu par le contrat.

« Au regard de ces éléments, cet accord amiable ne semble pas bouleverser le contrat initial et pouvoir, en conséquence, être requalifié de nouveau prêt. »

En d’autres termes, si la CNCCFP conclut qu’il n’y a pas, juridiquement parlant, de nouveau contrat de prêt – ce qui, compte tenu des modifications législatives intervenues depuis 2014, serait illégal –, elle indique également que le rééchelonnement du prêt constitue, pour le Rassemblement national, « un avantage certain et conséquent », ce qui dément le discours selon lequel ne RN n’a jamais bénéficié d’un « traitement de faveur » de la part de ses créanciers russes.

Enfin, le taux d’intérêt du prêt contracté par le Front national en 2014, et maintenu par Aviazapchast, était de 6 %, un taux « élevé » selon M. Schaffhauser mais qui « correspondait au taux de base bancaire ». Dans les documents contractuels que votre rapporteure a pu consulter auprès de la CNCCFP, aucun élément ne laisse apparaître que le FN apportait des garanties en échange de l’octroi de ce crédit. Or une absence de garanties de la part de l’emprunteur constitue un avantage considérable eu égard aux exigences qui s’appliquent ordinairement à ce type de transaction. À titre d’exemple, dans le crédit contracté par le FN en 2017 – voir ci-dessous –, l’intermédiaire apportait bien des actifs en garantie, ainsi que l’a affirmé M. Schaffhauser.

L’ensemble de ces circonstances conduit à s’interroger sur les motivations qui ont conduit à l’octroi de ces prêts par des établissements russes au Front national puis au Rassemblement national, alors que le parti a, comme on l’a décrit précédemment, multiplié les marques de soutien et de proximité envers le pouvoir russe, notamment en reconnaissant en 2014 l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, reconnaissance encore une fois réitérée par Mme Le Pen lors de son audition par la commission d’enquête.

À l’appui de la thèse d’une rétribution du pouvoir russe au profit du RN, le propos de M. Aymeric Chauprade à Mediapart, selon lequel les voyages de M. Schaffhauser dans le Donbass, pour soutenir les séparatistes pro-russes en guerre, en octobre 2014 et en mai 2015, auraient été « une contrepartie au prêt » car « aller dans le Donbass marquait un soutien fort à la Russie ». M. Schaffhauser a assuré lors de son audition avoir reçu le « feu vert de l’Élysée » avant de se rendre dans le Donbass et a déclaré s’être tenu, lors de ses déclarations publiques, aux accords de Minsk. L’objectif de ce voyage est clairement d’offrir une légitimité aux élections du parlement et de l’exécutif organisées dans ce petit « État » autoproclamé par les séparatistes avec le soutien du Kremlin, mais avec la désapprobation de Kiev, et de l’Union européenne. Le voyage de M. Schaffhauser dans le Donbass en octobre 2014 se serait fait avec l’accord de M. Louis Aliot, vice-président du Front national, d’après certains articles de presse. Selon M. Schaffhauser, Mme Marine Le Pen était aussi « au courant » de son voyage.

Interrogée lors de son audition devant la commission d’enquête au sujet de ces déclarations de M. Chauprade, Mme Le Pen dit « prendre avec des pincettes » les déclarations tenues par M. Aymeric Chauprade à cette époque, « puisque notre rupture politique a été assez violente. Il a multiplié les déclarations désagréables, avant de revenir sur une partie d’entre elles. » Mme Le Pen dit aussi n’avoir pas été mise au courant du voyage de M. Schaffhauser dans le Donbass.

M. Schaffhauser s’est fait l’écho au cours de son audition du principal argument avancé par Mme Le Pen pour justifier le recours à un emprunt auprès d’un établissement russe, à savoir le fait que « dans tout le monde occidental, le Front national [n’a pas trouvé] une seule banque qui lui prête ». Il impute cette situation à la volonté des États-Unis d’Amérique, dans une analyse qui confine au complotisme : « Je dis alors à Marine Le Pen que, dans la sphère occidentale, le système est bouclé. Nous devons sortir de l’orbite occidentale, qui est sous contrôle absolu des Américains. Nous ne pouvons trouver un financement que du côté iranien, chinois ou russe. »

Toutefois, Mme Loiseau a fait observer au cours de son audition que si « le Rassemblement national dit et répète, comme le Front national avant lui, que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il est allé se financer à l’étranger, […] comment se fait-il que Nathalie Arthaud et Éric Zemmour se financent en France ? »

Il ne s’agit par ailleurs pas du seul emprunt contracté par le FN en dehors de l’Union européenne. Ainsi, dans le cadre de la campagne de Mme Marine Le Pen pour l’élection présidentielle de 2017, M. Vachia, président de la CNCCFP, dit avoir identifié un emprunt auprès d’une personne physique « financé à partir d’une banque basée aux Émirats arabes unis ». Ce prêt, d’un montant de 8 millions d’euros, qui a depuis été remboursé grâce à la dotation publique accordée par l’État au Rassemblement national, a été octroyé par M. Laurent Foucher, homme d’affaires français, bien connu en Afrique, sur la base d’un contrat de prêt signé à Bangui, en République centrafricaine. Ces fonds auraient été versés par la société financière émiratie Noor Capital.

M. Schaffhauser est également intervenu dans la négociation de cet emprunt, ayant mis le Rassemblement national en contact avec M. Laurent Foucher, et ayant été rémunéré pour la conclusion de ce prêt.

D’après plusieurs sources concordantes, M. Laurent Foucher était apparemment insolvable au moment où ce prêt a été contracté. M. Foucher a été mis en examen pour blanchiment d’argent à Genève. Le cours de ses activités professionnelles passées est assez compliqué à suivre, mais il aurait notamment travaillé pour des oligarques kazakhs, avant de se trouver en relation avec des services de certaines républiques ex-soviétiques. L’origine des fonds d’un montant de 8 millions d’euros prêtés par M. Laurent Foucher au Rassemblement national est en réalité mystérieuse, et soulève bien des questions. La justice est saisie.

Interrogée au sujet de ce prêt et de M. Foucher, Mme Le Pen a dit avoir fait la connaissance de celui-ci par M. Schaffhauser, et n’avoir « aucune connaissance des faits » évoqués. Elle affirme aussi « ne pas douter une seule seconde que, s’il existait le moindre soupçon à l’égard du Rassemblement national, la justice serait saisie et Tracfin serait intervenu », semblant ignorer que la justice est saisie. Elle déclare enfin ne rien savoir de la situation personnelle de M. Foucher et n’avoir fait que rembourser le prêt.

Force est de constater que Mme Le Pen se montre fort peu curieuse sur l’origine d’un prêt au montant aussi important – 8 millions d’euros – et sur l’identité de la personne prêteuse, ou alors fort évasive sur ses souvenirs.

Il en va de même pour les déclarations faites par Mme Le Pen durant son audition sur les conditions de la cession de la créance du prêt russe initial, contracté auprès de la FCRB, vers, d’abord, la société Konti, puis la société Aviazapchast : « Honnêtement, c’est la première fois que j’entends que seul notre prêt a été racheté. »

S’agissant des raisons pour lesquelles le Front national, puis le Rassemblement national, ont emprunté dès 2014 auprès de sociétés russes, Mme Le Pen a abondamment exposé le contexte auquel se trouve confronté son parti : « Nous n’avons jamais réussi, depuis des années, à obtenir le moindre prêt de la moindre banque française, ni même de la moindre banque européenne. » Cette affirmation de Mme Le Pen n’est d’ailleurs pas rigoureusement exacte, car le Rassemblement national a obtenu un prêt de 10,6 millions d’euros pour la campagne présidentielle de Mme Le Pen en 2022, prêt accordé par la banque hongroise MBK Nyrt, propriété de M. Lorinc Meszaros, ami personnel du Premier ministre hongrois Viktor Orbán et l’un des hommes les plus riches de Hongrie. Plusieurs banques hongroises sont réputées proches du pouvoir russe, une d’entre elles, la Banque internationale d’investissement – l’ancienne banque du COMECON – étant actuellement dans le collimateur des sanctions européennes pour des soupçons en ce sens.

C’est « contraint et forcé » que le Rassemblement national a cherché à obtenir un prêt hors des frontières de l’Union européenne. Mme Le Pen s’offusque que, après l’envoi de « deux cents lettres à autant d’établissements bancaires », aucun n’ait accepté d’octroyer un prêt au Rassemblement national, et considère comme « incroyable que le gouvernement français soit incapable de permettre à une candidate d’un grand parti de trouver un financement et d’assurer à des candidats aux législatives la possibilité d’accéder à des prêts ». Cela lui semble aller à l’encontre de l’article 4 de la Constitution. Mme Le Pen s’indigne de ce que la création de la Banque de la démocratie, votée en 2017 conformément à la promesse faite par le président Macron à M. François Bayrou, ait été abandonnée.

Elle insiste aussi lors de son audition par la commission d’enquête sur « la campagne de diffamation » qui l’a visée, et qu’elle attribue au Président de la République, campagne sous-entendant qu’elle pourrait subir des influences du fait des prêts consentis. Mme Le Pen l’a dit et redit devant la commission d’enquête : « Je vous répète pour la énième fois que le seul lien qui existe entre le Rassemblement National et la Russie est un prêt qui a été signé en 2014, que nous remboursons chaque mois et que nous rembourserons jusqu’en 2028. »

([330]Compte rendu n°27 du 6 avril 2023.

([331]) V. le fil Twitter de Jean-Marie Le Pen, notamment son tweet du 10 juillet 2017.

([332]Compte rendu n°22 du 29 mars 2023.

([333]) Elena Tchernenko, « “La France va quitter l’Otan”, Marine Le Pen a parlé à Kommersant de son programme », Kommersant, 13 octobre 2011.

([334]Compte rendu n° 34 du 24 mai 2023.

([335]) Marine Turchi, « Le Pen-Poutine : dix ans de soutien que la candidate du RN veut faire oublier », Mediapart, 3 avril 2022.

([336]) Romain Geoffroy et Maxime Vaudano, « Quels sont les liens de Marine Le Pen avec la Russie de Vladimir Poutine ? », Le Monde, 20 avril 2022.

([337]Communiqué du 30 mai 2019 de l’OSDH.

([338]) Interview du 1er octobre 2015 disponible à cette adresse : https://www.dailymotion.com/video/x389u3m.

([339]) « Au moins 600 personnes auraient péri dans le bombardement du théâtre de Marioupol mi-mars, selon une enquête », Libération, 4 mai 2022.

([340])  Résolution du 30 novembre 2022 affirmant le soutien de l’Assemblée nationale à l’Ukraine et condamnant la guerre menée par la Fédération de Russie.

([341]) Isabelle Mandraud, « À Moscou, Vladimir Poutine adoube Marine Le Pen », Le Monde, 24 mars 2017.

([342]Compte rendu n°22 du 29 mars 2023.

([343]Compte rendu n°20 du 28 mars 2023.

([344]) « France : les réseaux Poutine », Complément d’enquête, France 2, 27 octobre 2022.

([345]Compte rendu n°29 du 12 avril 2023.

([346]) Note transmise par la fondation Dossier Center à « Complément d’enquête ».

([347]) « Crimée : Poutine reçoit ses “amis” français, dont Mariani », Le Figaro, 18 mars 2019.

([348]) Emmanuel Grynszpan, « Poutine tire les ficelles de son propre plébiscite », Le Temps, 2 juillet 2020.

([349]Compte rendu n°9 du 2 février 2023.

([350]Compte rendu n°23 du 30 mars 2023.

([351])  « […] Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »

([352]) Agathe Duparc, Karl Laske et Marine Turchi, « Crimée et finances du FN: les textos secrets du Kremlin », Mediapart, 2 avril 2015.

([353]) Fabrice Arfi, Karl Laske et Marine Turchi, « La Russie au secours du FN : deux millions d’euros aussi pour Jean-Marie Le Pen », Mediapart, 29 novembre 2014.

([354]) Benoît Vitkine, « Les mauvais génies de Moscou à l’étranger », Le Monde, 18 septembre 2020.

([355]Compte rendu n°7 du 2 février 2023.

([356]) Loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

Source :

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/ceingeren/l16b1311-t1_rapport-enquete#_Toc256000064

Laisser un commentaire