Liberté intérieure et confiance en soi


Par Margaret Fuller

Le texte que nous proposons ci-dessous est extrait du célèbre essai de Margaret Fuller, « The Great Lawsuit. Man versus Men. Woman versus Women » qu’elle publia en 1842 dans « The Dial », la revue transcendantaliste qu’elle dirigeait.

Le lecteur pourra être frappé par le style romantique et une tonalité empreinte de religiosité et même de mystique. C’est un point qui la distingue de Mary Wollstonecraft, la pionnière du féminisme américain rationaliste. L’influence de William Ellery Channing, pasteur unitarien et auteur de « Self-Culture » est ici sensible. Fuller pratique une sorte de triangulation autour du thème de la confiance: pour la femme, la confiance en Dieu (God-reliance), permet d’éviter de faire confiance au sexe masculin (man-reliance), et de développer cette confiance en soi (Self-reliance) préconisée par Emerson et les transcendantalistes.

Il est frappant de constater, en particulier dans cet extrait, que le thème de la liberté intérieure est associé au féminisme dans une approche qui semble préparer les positions de Voltairine de Cleyre et Emma Goldman, un demi-siècle plus tard. Et le texte est aussi intéressant par toutes les variations autour de la notion de la culture de soi: « self-dependance » traduit ici par « confiance en soi »; « self-reliance », traduit par « autonomie ».

Pourtant un classique du féminisme américain, « The Great Lawsuit » n’avait jamais été traduit en français. Il le fut en 2011, par François Specq qui le publia dans la collection « Versions françaises » des Editions Rue d’Ulm sous le titre « Des femmes en Amérique » (a). Pour le féminisme, comme pour l’anarchie et l’écologie, il semble incomber à notre époque de reprendre, et même parfois de découvrir des auteurs et des textes que la domination du marxisme avait entièrement recouverts. La post-face de François Specq va bien au delà d’un commentaire et peut constituer une introduction générale à l’oeuvre de Fuller.

On trouvera quelques éléments de contexte dans l’article d’Alain Giffard, « Culture de soi. Quelques entrées »:
https://lesobscurs.wordpress.com/2023/05/16/culture-de-soi-quelques-entrees/

« Dans ces circonstances, sans attacher d’importance en tant que tels aux changements réclamés par les défenseurs des femmes, nous les saluons comme signes des temps. Nous voudrions que toutes les barrières arbitraires fussent abattues. Nous voudrions que tous les chemins s’ouvrissent à la femme aussi librement qu’à l’homme. Si cela était réalisé, et qu’on laissât se dissiper la légère ébullition qui en résulterait, nous croyons que le Divin progresserait dans la nature jusqu’à des hauteurs inconnues dans l’histoire, et que la nature, ainsi instruite, régulerait les sphères non seulement de manière à éviter les collisions, mais à créer une harmonie splendide.

Mais les êtres humains ne seront mûrs pour cela que lorsque la liberté intérieure et extérieure de la femme, autant que de l’homme, sera reconnue comme un droit, et non simplement concédée. De même que l’ami du noir estime qu’un homme, quelqu’il soit, ne peut pas, en droit, en détenir un autre en esclavage, de même l’ami de la femme devrait considérer que l’homme, en droit, ne peut imposer à la femme des restrictions, même bien intentionnées. Si le noir est une âme, si la femme est une âme, l’une et l’autre drapées de chair, ils ne sont redevables qu’à un seul maître. Il y a une loi unique pour toutes les âmes, et, s’il doit y en avoir un interprète, ce ne saurait être ni homme, ni fils d’homme, mais seulement le Fils de Dieu.

Si la pensée et le sentiment venaient à être si élevées que l’homme se considérât comme le frère et l’ami, et en aucune manière comme le seigneur et le tuteur de la femme, si l’homme était réellement uni à elle par une semblable dévotion, les arrangements d’emploi et de fonction seraient sans importance. Ce dont a besoin la femme, ce n’est pas en tant que femme d’agir ou de gouverner, mais en tant que nature de se développer, en tant qu’intellect d’exercer son pouvoir de discernement, ent tant qu’âme de vivre librement et sans être empêchée de déployer les facultés dont elle hérita lorsque nous quittâmes notre demeure commune. Si jamais de moindres talents lui furent confiés, eh bien malgré tout, si elle se voit autorisée d’en faire librement et pleinement usage, de sorte qu’elle puisse rembourser ce don avec intérêts à son auteur, elle ne se plaindra pas, et je dirai même qu’elle bénira et se réjouira de son séjour terrestre et de sa destinée ici-bas.

Considérons quels problèmes font obstacle à cette époque bénie , et quels signes donnent des raisons d’espérer que celle-ci est proche.

Je parlais de ce sujet avec Miranda (b), une femme qui, s’il en est une dans le monde, peut parler sans fièvre et sans amertume de la situation de son sexe. Son père était un homme qui n’était animé d’aucune révérence sentimentale envers la femme, mais d’une ferme croyance en l’égalité des sexes. Elle était sa fille aînée, et lui fut donnée à un âge où il avait besoin d’une compagne. Du moment même qu’elle pût parler et marcher seule, il s’adressa à elle, non comme à un jouet mais comme à un esprit vivant. Parmi les rares vers qu’il écrivit jamais se trouve une adresse à cette enfant lorsqu’on lui coupa ses premières mèches, et la révérence qu’il exprima à cette occasion pour cette tête chérie ne s’est jamais démentie. C’était pour lui le temple d’un esprit immortel. Il respectait trop son enfant, toutefois, pour être un père indulgent. Il exigeait d’elle la clarté de jugement, le courage, l’honneur et la fidélité, en bref des qualités qui étaient les siennes. Pour autant qu’il possédait les clés des merveilles de l’univers, il lui en laissait le libre usage et, par la stimulation d’une haute exigence, il empêcha autant que possible qu’elle laissât en jachère ce privilège.

C’est ainsi que cette enfant fut ardemment conduite à se sentir une enfant de l’esprit. Elle prit aisément sa place, non seulement dans le monde des êtres organisés, mais dans le monde de l’esprit. Elle reçut pour tout héritage un digne sens de la confiance en soi [Self-dependance] qu’elle trouva être un ancrage sûr. Ainsi ancrée elle-même, ses relations avec les autres s’établirent avec une égale assurance. Elle eut la chance d’être totalement dépourvue de ces charmes qui eussent pu lui valoir d’étourdissantes flatteries, comme d’une puissante nature électrique, qui eût repoussé ceux qui ne lui appartenaient pas et attiré les autres. Avec les hommes comme avec les femmes, ses relations étaient nobles, affectueuses mais dépourvues de passion, intellectuelles mais sans froideur. Le monde lui était offert librement et elle y vivait en toute liberté. L’adversité du monde autant que le conflit intérieur survinrent, mais cette foi et ce respect de soi avaient été tôt éveillés, qui doivent toujours conduire à la sérénité vis-à-vis du monde et à la paix intérieure.

J’avais toujours considéré Miranda comme un exemple de ce que les contraintes sur le sexe étaient insurmontables seulement pour celles qui les croient telles ou qui s’acharnent à les briser avec fracas. Elle avait suivi sa voie propre et aucun homme ne lui barrait la route. Nombre de ses actes avaient été inhabituels, mais ils n’avaient déclenché aucun tollé. Rares étaient ceux qui l’aidaient mais personne ne lui faisait obstacle; et les nombreux hommes au fait de son esprit et de son existence lui témoignaient confiance comme à un frère, gentillesse comme à une soeur. Et non seulement les hommes les plus raffinés, mais de très grossiers, approuvaient cette personne en qui ils voyaient une véritable détermination et clarté de dessein. Son esprit, toujours impressionnant, était souvent celui qui montrait la voie.

Lorsque j’eus parlé avec elle de ces questions, exprimant l’essentiel de ce que je viens d’écrire, elle répondit en souriant: « Et pourtant, il faut reconnaître que j’ai été chanceuse et cela n’aurait pas lieu d’être. La confiance initiale de mon père donna la première inflexion, et le reste ne fit que suivre. Il est vrai que j’ai eu moins d’aide de l’extérieur, par la suite, que la plupart des femmes, mais c’est de peu d’importance. La religion fut tôt éveillée dans mon âme, et la conviction que ce à quoi l’âme peut aspirer elle doit l’atteindre et que, bien que je puisse être aidée par les autres, je dois compter sur moi-même comme le seul ami constant. Cette confiance en soi, qui fut honorée en moi, est critiquée comme une faute chez la plupart des femmes. On leur enseigne à apprendre ce qui les régit de l’extérieur, et non à laisser cette règle se déployer de l’intérieur. C’est la faute de l’homme, qui demeure vain et désire rester plus important pour la femme qu’en droit il ne devrait l’être.

-Les hommes n’ont pas montré cette disposition à ton égard, dis-je.

-Non, parce que la position qu’on me permit dès le départ d’adopter fut l’autonomie [Self-reliance]. Et si toutes les femmes étaient aussi sûres de leurs besoins que moi, le résultat serait le même. La difficulté est de les amener au point où elles développeront naturellement le respect d’elles-mêmes, la question de savoir comment y arriver. »

(a) Margareth Fuller, « Des femmes en Amérique« , traduction, annotation et post-face de François Specq, Editions Rue d’Ulm, 2011.
(b) Miranda, la fille du magicien Prospero dans La Tempête de Shakespeare, est un double de Margaret: elle est la personne-Fuller, discutant avec l’auteur-Fuller.

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